" Ce chemin, il faut le conforter, le fiabiliser. La moisson sera belle"

Cinquante ans de luttes sur tous les terrains

S’il y a des hommes dont le parcours illustre bien ces 50 années de vie du peuple corse, ce sont bien les frères Simeoni. Max a fondé le titre Arritti et a marqué l’histoire du nationalisme durant toutes ces années où il n’a jamais cessé de prôner la « voie démocratique ». Son frère, Edmond, également. Il est « l’homme d’Aleria ». Mais il est aussi celui qui a eu le courage d’une autocritique et d’un appel à l’aggiornamento pour que le nationalisme fasse son virage et oeuvre à la construction d’une nation démocratique. Il n’a jamais cessé d’oeuvrer durant toutes ces années sur tous les terrains de la lutte. Leader charismatique, il s’investit en politique bien sûr, mais aussi au niveau social, sanitaire, économique, culturel, ou encore de la diaspora… Il a aussi compté dans la vie d’Arritti, puisqu’il a été un rédacteur régulier dans les années 70-80. Il est un « grand témoin » de ces 50 années et nous livre son message.

Faites nous replonger un peu dans le passé… il y a 50 ans, lorsque votre frère et quelques militants décident de créer une presse nationaliste. Racontez-nous comment vous avez vécu l’événement…

Edmond Simeoni : Quand en 1963, je revenais en vacances à Bastia car je préparais à Marseille des études de spécialisation médicale, j’assistais à des réunions au domicile de ma mère où j’ai rencontré, à l’initiative de Max, mon frère aîné, quelques personnes dont Jean Mannarini, son ami d’enfance, Paul Beretti, Franck Giuliani et, épisodiquement, Paul Marc Seta. Il n’était question que de la Corse, du procès du centralisme français et de ses méfaits, de régionalisme, d’autonomie de gestion, de la Sardaigne… Alors sont nés le CEDIC (Comité d’études et de défense des intérêts de la Corse) qui a participé à des luttes pour la défense du Chemin de Fer notamment puis, en Décembre 1966, ARRITTI qui était porte drapeau du régionalisme insulaire et se nourrissait aussi de revendications, économiques et fiscales. J’étais intéressé et ce d’autant plus que j’avais impulsé à Marseille, comme étudiant, la lutte contre le projet de l’Argentella en 1960. Je ne me suis réellement complètement engagé –mes études terminées– que, dès mon retour définitif en Corse, en 1965, puis, en 1967, dès la création de l’Arc à Vizzavona.

Comment était la Corse à cette époque-là ?

Profondément rurale, totalement corse, elle était exclusivement claniste, adémocratique, archaïque, en retard de développement et subissait une mise en valeur conséquente, trop tardive et contestée du fait de la création de la Somivac et de la Setco en 1957 (PAR) et surtout de leurs errements par la suite. La contestation était économique, culturelle (discrimination de la Loi Deixonne) ; l’intérieur se vidait et la population émigrait en métropole, le gisement colonial étant heureusement épuisé, les infrastructures avaient un retard considérable.

L’hebdomadaire occupe très vite une place importante dans la vie des militants de l’ARC… vous avez vous même dirigé à un moment donné la rédaction… Comment cela se passait-il ?

À l’époque, en 1966, les médias étaient monopolisés par les radios, très peu écoutées, les quotidiens –Nice-Matin et le Provençal–; nous n’y avions pas accès et on essayait de compenser ce déficit, par des actions de terrains permanentes, des réunions dans les villages, des tracts, des bombages. Pourtant, dès 1970, le Provençal-Corse était offensif, rendait compte de nos actions ; il était opposé à la droite et travaillait à l’alternance en métropole ; ceci expliquait cela. Notre rédaction, amateur, reposait sur Max, Paul-Marc Seta, plus tard Lucien Alfonsi, Christian Mondoloni, moi-même, Charles Castellani, Michel Castellani, François Perfettini, Andria Fazi, Victor Sinet… Bien entendu, la parution de l’ouvrage collectif de l’ARC «Autonomia », en juin 1974 (imprimerie Costa à Bastia) a occupé une place centrale dans notre argumentaire d’information, car il a été tiré à des milliers d’exemplaires, très bien accueilli et notamment dans les réseaux de la diaspora. La collecte des informations, surtout par Christian Mondoloni, puis la mise en forme ont été des sources, non contestées, qui ont contribué à la prise de conscience initiale du peuple corse.

Les revendications s’affirment, les actions s’enchaînent, l’État réprime… comment avez-vous traversé ces années de combats ?

La période de 1967 à 1980 nous voit, très actifs sur tous les terrains et en tous lieux : manifestations, Etats généraux de la Corse, publication du Rapport de l’Hudson Institute, Lutte contre le Schéma d’aménagement, contre les boues rouges en 1973, contre la colonisation agricole (Aléria 1975 où ARRITTI a tiré à 20000 exemplaires !) ; nous avons multiplié des réunions en métropole, chez les Amicales corses, chez les étudiants corses –à Paris, Lyon, Marseille, Aix – ; nous avons fait face à la répression, sensibilisé, mobilisé, résisté.

Pendant de longues décennies aussi, les deux grandes familles du nationalisme s’affrontent, avec parfois des oppositions très dures, mais aussi des périodes d’union… pour se conclure sur l’arrêt de la clandestinité en juin 2014, quel regard portez-vous sur toute cette évolution ?

Sous toutes les latitudes et à toutes les époques, les réformistes et les révolutionnaires se sont affrontés ; la Corse n’a pas échappé à la règle. Les antagonismes se sont avivés quand est né le FLNC, en mai 1976, avec comme objectif l’indépendance nationale et la libération par la lutte armée; donc en opposition totale à notre revendication d’Autonomie Interne dans le cadre de la République Française et l’emploi exclusif des moyens non-violents pour y parvenir. Les barbouzes de Francia, –cautionnées par l’État,– nous ont infligé des dizaines d’attentats, dès 1976. Le FLNC n’a jamais été solidaire car notre attitude pacifique drainait la jeunesse, impatiente et motivée, vers lui. Nous avons eu des périodes d’accalmie dans nos relations, même mis sur pied des coalitions électorales –Avvene Corsu en 1989, Corsica Nazione en 1992–; les embellies ont peu duré devant la persistance des actions violentes. Nous avons choisi la voie des urnes en 1982 où la liste de l’UPC a obtenu sept élus à l’Assemblée de Corse, à l’occasion du Statut Particulier, octroyé par François Mitterrand. Jamais nous n’avons rompu les liens avec les militants nationalistes radicaux ; au contraire, nous avons conservé la fraternité et nous avons toujours été solidaires contre la répression qu’ils subissaient. Il est certain que l’arrêt définitif de la lutte armée en Juin 2014, a facilité puis permis les rapprochements et la convergence pour une victoire historique des nationalistes à l’Assemblée de Corse, en décembre 2015, victoire qui nous a fait accéder aux responsabilités.

L’internationalisation de la lutte fait très tôt partie des revendications du mouvement national. ARRITTI y a amplement participé…

L’internationalisation est devenue une nécessité à mesure que se renforçait notre conviction, preuves à l’appui, que la France, centraliste, colonialiste, était inamendable. Le seul registre qu’elle pratiquait, avec une grande expérience, acquise outre-mer, était la répression, les pressions puis, in fine, les provocations. Les Boues Rouge, en 1973, avaient contribué à cette évolution avec le voyage à Beyrouth du Collectif Anti- Boues Rouges, où José Stromboni avait dénoncé le colonialisme français ; les actions multiples en direction de la Diaspora de tous les Pays, aussi, comme les luttes pour la langue corse ou l’Université. Aleria a propulsé la Corse sur la scène internationale avec la venue de nombreux journalistes puis des enquêtes, fréquentes. La chape du silence était brisée. Les Barbouzes de Francia nous ont obligé à internationaliser la question corse ; dénonciation à Bruxelles, en Europe du Nord, à Strasbourg ; lettres à l’Onu, au Vatican, visites aux parlementaires de la Corse, rencontre avec Jacques Chirac et Charles Paqua, à Paris, pour les mettre en garde. Le Congrès de l’UPC, en 1977, à Furiani, a été le point culminant de cette orientation, avec de très nombreux journalistes étrangers. On a suspendu, à l’époque, l’internationalisation à cause de l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, en 1981 et dont les réformes insulaires (Statut particulier, libération des prisonniers politiques puis Amnistie, etc.) laissaient augurer un changement bénéfique net de la politique de la France en Corse.

Cela a-t-il toujours été une conviction pour vous ? Croyez-vous en l’Europe ?

La création de l ’Alliance Libre Européenne (ALE) à l’hôt el Alivi – en 1979, à Petranera, près de Bastia – a été un moment déte rminant av ec la présence de nombreux partis iden titaires de l’Union européenne et l’amorce d’une collaboration qui devait se renforcer et s’est bonifiée jusqu’à aujourd’hui ; la présidence de l’ALE est assurée aujourd’hui par François Alfonsi, ancien député européen, maire d’Osani, qui fait partie de sinstances dirigeantes de notre allié, le PNC, dont le secrétaire général est Jean Christophe Angelini Membre de l’Exécutif territorial et Président de l’Adec. Aujourd’hui aussi, notre politique d’internationalisation est nécessairement différente : la Corse, avec la majorité nationaliste, échange, sur les plans politique, économique, culturel, avec la Sardaigne, l’Ecosse, la Catalogne, le Pays Basque, les Baléares, Malte… Ce qui est très positif. Et prometteur. J’ai toujours été un européen sincère, convaincu que cette unité était la seule à pouvoir faire pièce aux États-Unis et à la Russie, forte de ses ressources, de sa culture, de son développement, de sa volonté de paix ; j’espérais une évolution fédérale qui s’est brisée sur le mur des « États-Nations » ; je suis consterné par la bureaucratie, la marchandisation des atouts européens mais la nécessité demeure et le grand projet est en attente.

La Corse doit se construire dans un monde difficile où les valeurs humaines sont bafouées, où la planète même est menacée par les bouleversements climatiques et toutes sortes de menaces. Au coeur de la Méditerranée et de ses conflits, comment pouvons-nous nous faire une place ?

Il faut d’abord garder le sens de la mesure; nous ne sommes qu’une poussière d’humanité, ce qui ne nous interdit pas, bien au contraire, de participer à la construction permanente de celle-ci. Le monde est littéralement bouleversé, déboussolé avec des conflits sanglants permanents, la menace climatique, la surpopulation et les drames de milliards de personnes confrontées à des fléaux (famine, épidémies, carence de développement, etc). Par contre, la Méditerranée est loin d’être un lac de paix, où la proximité, les relations avec les populations riveraines, facilitent les échanges sut tous les plans, domaine où la Corse est particulièrement active. Nos deux balises principales sont le respect et la défense des valeurs d’éthiques, de responsabilité et de solidarité, en usage dans le monde et la préparation d’une Corse moderne en adéquation avec ces mêmes valeurs. Quand on pense à Edmond… on pense bien sûr à Aleria. 40 ans après, quels enseignements tirez-vous de ces événements tragiques qui ont changé le fil de l’histoire du peuple corse ? Nous avions décidé par un acte fort, déterminé, illégal certes, de mettre un terme à la politique coloniale. La France a choisi l’épreuve de force, ce fut une tragédie qui engendra la naissance du FNLC en mai 1976; et la mise en place du cercle infernal, (engrenage de la répression) et de la dénégation par l’Etat de l’existence «d’une question nationale corse ». Pourtant, plus de 10000 attentats, un quatrième Statut de la Corse en préparation, démontrent l’absence de pertinence de cette politique de refus. Parce que les précédents n’ont rien réglé. Muré dans ses certitudes, l’Etat a soutenu le système claniste contre vents et marées ; sa collusion anti démocratique avec le clanisme a maintenu l’île sous tutelle jusqu’à décembre 2015 où nous avons accédé aux responsabilités, avec Gilles Simeoni à l’Exécutif et jean Guy Talamoni à la Présidence de la CTC. La promesse de l’aube.

Il y a 50 ans, avec votre frère Max, vous exprimiez une révolte et vous avez fait le choix de la lutte… 50 ans plus tard, lorsque vous voyez votre fils aîné siéger comme premier président nationaliste du Conseil Exécutif, quel sentiment vous anime ?

Je pense que le chemin de l’émancipation, que nous avons initié en 1960 à l’Argentella, près de Calvi, contre une implantation nucléaire a été long, tourmenté, dangereux, semé de drames et de destructions inutiles, alors qu’une solution transactionnelle respectueuse des intérêts légitimes des parties –le peuple corse et la France– aurait évité, et peut éviter encore aujourd’hui, la poursuite d’un gâchis dommageable pour tous. L’accession aux responsabilités est une étape normale de toutes les luttes d’émancipation; ce qui est important surtout, c’est que le peuple corse, de l’île et de la diaspora, motivé, ayant retrouvé la confiance, s’engage chaque jour d’avantage dans le processus de novation.

Honnêtement, sans complaisance, que pensez-vous de cette première année du premier gouvernement national depuis Pasquale Paoli ? Avez-vous des critiques à formuler ? Des conseils à donner ?

Le bilan d’étape est très intéressant puisque nous avons trouvé, sans surprise, une société en retard de développement, effondrée, désespérée, sans boussole, adémocratique, en quasi faillite financière; le challenge qui nous attend est immense: remettre cette société au travail et construire un Pays moderne.

La jeunesse aura à bâtir la nation corse demain. Qu’est-ce que vous avez envie de lui dire ?

Il n’existe pas de challenge plus exaltant, pour la jeune génération, que d’accéder à la paix, et à la liberté collective qui doit être réalisée exclusivement par les moyens démocratiques, non violents. Aujourd’hui, il est évident que la Corse, qui dispose de tant d’atouts, a emprunté ce chemin ; il faut le conforter, le fiabiliser. La moisson sera belle.

Et pour ce peuple dont vous n’avez jamais cessé de vous réclamer, quel message aimeriez-vous porter ?

Le message est constant, il appartient à tous les démocrates de créer les conditions et les moyens de créer par le biais de convergences, des recherches de synergies et des plateformes d’action, les chemins du progrès et de l’espérance. Il est illusoire de croire qu’une seule force militante, ou des responsables charismatiques, puisse changer la société en profondeur. Le succès ne pourra être que collectif. Je suis persuadé que le Statut d’Autonomie Interne, au sein de la République française, négocié avec l’État, inséré dans la Méditerranée, son berceau naturel et dans l’Union Européenne, son avenir, est adapté à la solution de nos problèmes.

Edmond Simeoni