De battre le cœur de Géant s’était arrêté

Le grand Bastia avait perdu son souffle. Depuis les terribles intempéries survenues fin novembre, on peut se demander à quoi a ressemblé, la vie de ses 10 000 clients, commerçants, salariés et managers, qui avaient tous fait l’honneur de leur présence pour la réouverture de la l’hypermarché relooké de 7200 m2 la semaine dernière. Le parking était, dit-on, saturé à 10h du matin, le jeudi 09 mars.

 

D’abord, pour les personnes salariées ou détentrices d’un commerce : ce fut certainement une épreuve, un choc avec comme conséquence d’importantes difficultés financières, et qui plus est, pendant la période de Noël. Sur ce point, espérons que les différentes aides (Etat, région etc…) puissent réparer les dommages.

 

Ensuite, pour les clients qui ont dû se rabattre sur d’autres commerces. Mais où ont bien pu se déverser les milliers de clients de la rocade ? Pour partie, dans les grandes surfaces environnantes, au Géant casino de Toga, qui a vu sa fréquentation considérablement augmenter ces derniers mois, mais aussi, et c’est là le phénomène le plus intéressant, dans les commerces du centre-ville.

Oui, ces fameux commerces de proximité dont la mort annoncée ne fait plus pâlir que les anciens.

 

Il n’est pas rare d’entendre là un poissonnier regretter la réouverture de la grande surface, ici un boulanger constater l’augmentation de son chiffre d’affaires et craindre une rechute et partout les habitants du centre-ville souhaiter que la vie qui avait un peu repris ne s’éteigne pas…

 

Et pourtant, le Géant a lancé son décompte. Comme si les habitants du grand Bastia avaient été privés d’un besoin fondamental, primaire, absolument nécessaire. Un hôpital ? Un pôle de santé ? Un centre culturel ? non…. Un supermarché !

 

Au-delà du respect que nous devons à toutes les personnes qui font de cet espace leur lieu de travail, d’épanouissement, et de source d’enrichissement (même si pour la plupart plutôt modeste), on peut se demander ce qui fait battre le cœur de nos cités insulaires ?

 

Nous pensons, écrivons, votons de beaux modèles de développement pour la Corse qui seraient favorables à notre peuple, le peuple corse, celui que nous chérissons tant.

 

Mais comment combattre, à coup de petits moyens idéologiques, législatifs et financiers ce que le système du commerce mondialisé impose à tous les peuples du monde : la consommation, l’uniformisation ?

 

Comment prétendre à l’émancipation d’un peuple lorsque nous lui proposons des horizons de grandes surfaces, de pavillons de lotissements périurbains, d’espaces de consommation et de loisirs toujours plus périphériques ?

 

De battre le cœur de Géant s’était arrêté. Permettant au centre-ville de reprendre son souffle l’espace d’un instant. Illusion perdue. Mirage.

 

Mais alors comment nous distinguons-nous, de ces autres peuples, ceux que nous voyons débarquer sur nos côtes pour les vacances ? Par notre langue ? Par nos usages sociaux ? Par nos pratiques de consommation ? Notre identité …

 

Pourtant, nul avertissement ne suffit et le grand Ajaccio s’apprête à disposer, lui aussi, de ses grandes surfaces à l’extérieur de la ville, avec hypermarché et galerie commerciale aux enseignes mondialisées. Encore plus grandes, toujours plus démesurées. Et comme indiqué par la crue, le centre- ville perdra encore un peu plus de ses habitants, de ses pratiques, de sa vie tout simplement.

 

Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. La crue a dit en quelques coulées de boue, ce que beaucoup s’évertuent à écrire en vain.

 

Dernièrement, Romain Colonna (Maître de Conférences spécialisé dans la sociolinguistique et le domaine des Études corses) présentait lors d’une conférence ce qu’il nomme « l’auto odi », la haine de soi ou la capacité d’un peuple à la fois de rejeter et éprouver de la haine vis-à-vis de son propre groupe, et dans le même temps le magnifier et le porter en adoration.

 

Et il me parait alors évident que ces mouvements contradictoires qui nous animent nous conduisent à notre perte. Point de Pays ami, de lois jacobines, de dictats européens pour nos imposer de consommer ici, de vivre là, d’échanger et de nous réunir ici-bas.

 

Juste nous, nos choix, notre incapacité à faire rester la vie là où elle fait sens, et cet avenir banlieusard uniformisé que nous laissons à nos enfants, le peuple corse de demain.

 

Antonia Luciani

Vice-Présidente PNC Ghjuventu

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