86 millions d’euros pour Corsica Ferries

Genèse d’un dossier empoisonné

C’est tardivement que journalistes et politiques ont finalement réalisé l’ampleur des dérives qui ont conduit à la situation actuelle, et au mur de dette que la Collectivité de Corse est sommée d’assumer, alors même que l’État porte l’essentiel de la responsabilité de ce dossier. Le préfet a annoncé qu’il allait procéder à une inscription d’office de la somme de 86 millions d’euros que Gilles Simeoni, appuyé par les 38 élus des groupes Fà Pòpulu Inseme et Core in Fronte, a refusé d’inscrire au budget supplémentaire de la Collectivité de Corse pour 2021.
La situation est bloquée, et le voyage officiel du premier ministre Jean Castex en a été repoussé à plus tard.

 

La dérive des financements publics conduisant aux errements de ce dossier a commencé en 1992, lors de l’acquisition d’un nouveau navire flambant neuf, le Napoléon Bonaparte. À l’époque, le véritable leader de la politique de continuité territoriale est la SNCM, société d’État dirigée par un énarque nommé par le Conseil des Ministres, et non la Collectivité de Corse qui est simple bailleur des fonds d’une dotation dont l’État a toujours ajusté le montant aux besoins exprimés par le directeur de la SNCM en place. Ce système foncièrement inflationniste a d’ailleurs provoqué l’explosion de la ligne budgétaire qui est passée de 24 M€ à sa création en 1976 à huit fois plus, 166 M€ en 2005.

En 1992, le directeur de la SNCM de l’époque, énarque comme il se doit, M. Bernard Anne, prend la décision de passer commande du Napoléon Bonaparte. Cette décision n’est pas seulement le choix d’un investissement de 168 M€ (avec les dérapages du chantier, le coût final a été de 211 M€), mais aussi le choix de recruter environ 200 marins pour le servir, ce qui a fait exploser la masse salariale. Monsieur Anne expliquait alors aux élus : « le bateau sera si attractif, avec ses allures de croisière, qu’il générera des recettes nouvelles ». Recettes qui bien sûr ne seront jamais constatées.

Ajoutons que le choix du chantier naval a été commandé par une décision politique au sommet de l’État qui a imposé de passer commande au chantier de Saint Nazaire, malgré une offre norvégienne bien plus compétitive. L’État français avait alors tordu le bras à la Commission Européenne pour qu’elle accepte ce choix très contesté.

Pire, le Napoléon Bonaparte était tellement surdimensionné qu’il restait à quai plus de la moitié de l’année, et qu’il a fini sa vie en lien avec la Corse en octobre 2012, drossé par la tempête contre un quai de Marseille, sans que son absence ne génère le moindre problème à la desserte de l’île : pas un passager, pas une remorque de fret, n’est resté à quai, ni l’été, ni l’hiver, du fait de son indisponibilité !

 

Avec ce « fleuron » nouveau dans sa flotte, la SNCM a atteint l’apogée de sa démesure dans les années 90 : près de 3.000 salariés, quand la Corsica Linea qui a pris sa suite en compte bien moins de 1.000 désormais.

En 2008, les déficits successifs ne pouvant plus être comblés, l’État engage, Dominique de Villepin étant alors le premier ministre de Jacques Chirac, un processus de privatisation de la SNCM via un repreneur qui lui était très proche, le fonds d’investissement Butler. Grèves et manifestations contestent l’opération financière, et Veolia finit par se mettre en avant en rachetant le tout, Butler y trouvant largement son compte.

Pour convaincre le repreneur Veolia de s’engager sans remettre en cause les moyens humains et matériels transférés de la SNCM, il fallait lui assurer des recettes suffisantes. C’est alors qu’a été inventé le fameux « service complémentaire » qui a été en vigueur durant sept années, de 2007 à 2013. Il consistait en fait à financer les rotations en sous-occupation constante du Napoléon Bonaparte incapable de trouver la clientèle qui aurait pu compenser ses coûts exorbitants. Mais il attirait cependant une clientèle qui aurait aussi bien pu être transportée par la concurrence, ce que la Corsica Ferries a dénoncé devant la Commission Européenne, puis devant les tribunaux, en portant plainte pour concurrence déloyale… jusqu’au jugement final désormais prononcé qui lui attribue une compensation financière particulièrement élevée.

 

On comprend alors mieux les mécanismes : la Collectivité de Corse se trouve condamnée lourdement pour avoir mis en œuvre un financement imposé par l’État dont le but était de consolider la reprise de la SNCM par un repreneur pour qu’il puisse faire face à une exploitation ultra déficitaire en raison des instructions, données elles aussi par l’État, et relayées par un directeur nommé par lui, d’acquérir un bateau inadapté à la desserte de la Corse, mais crucial pour assurer la continuité d’activité des chantiers navals de St Nazaire.

En bon français, cela s’appelle une escroquerie au détriment de la Corse ! •

François Alfonsi.

 

PS : j’ai eu l’occasion de croiser Bernard Anne il y a quelques années au Parlement Européen. Il est désormais lobbyiste pour des armateurs, et visiblement tout va bien pour lui !