Le Dr François Pernin face à la pauvreté

La Corse, territoire exemplaire pour expérimenter les innovations

La Coordination de Lutte contre les Exclusions (CLE)* organisait ce dimanche la Fête de la Solidarité à Aiacciu. Un rendez-vous pour être aux côtés des plus nécessiteux, mais aussi de partage d’expériences et de réflexions pour comprendre les mécanismes qui plongent de trop nombreuses personnes dans la pauvreté et la précarité en Corse. 20% de pauvres, plus de 80% de la population éligible au logement social (contre 65% en France), plus de 9% de foyers pouvant basculer dans la précarité énergétique (contre 4% en France), tous les indicateurs sont au rouge dans notre île. Et la prise en charge familiale camoufle encore cette situation dramatique. L’Exécutif de la Collectivité de Corse a fait de la lutte contre la précarité et la pauvreté une priorité. Un Plan de lutte a été adopté le 31 mars 2017, comportant 60 mesures et un budget de 20M d’euros pour les mettre en oeuvre. Transports, santé, logement, emploi… jamais une telle offensive n’avait été menée. Mais on part de loin, on hérite d’un lourd passé, les causes sont structurelles. La CLE est associée aux réflexions de l’Exécutif et s’attache à « sortir du cadre » pour rompre le cercle vicieux. • Le Dr François Pernin répond aux questions d’Arritti.

 

On vit une drôle d’époque. Les progrès de la technologie sont époustouflants, mais la planète régresse par ailleurs… C’est vrai à propos des pollutions de toutes natures et des menaces sur la biodiversité. C’est vrai aussi sur la condition humaine. La pauvreté progresse en Corse comme ailleurs. Comment l’expliquer ?

La réponse est simple et terrible, nous subissons les avatars d’un système économique mondial qui fonctionne très bien et atteint ses objectifs.

Un système ne vit et perdure que s’il accomplit la finalité qui lui a été fixée, et la finalité du système économique mondial n’est pas, à l’évidence, l’épanouissement de l’homme !

Je ne citerai que deux chiffres qui parlent d’eux mêmes :

– en 2017, « les 10 % des Français les plus riches détenaient plus de la moitié des richesses alors que les 50% les plus pauvres se partageaient à peine 5% du gâteau » (Oxfam dans son rapport « Partager la richesse avec celles et ceux qui la créent »)

– 42 personnes détiennent aujourd’hui à elles seules autant que les 3,7 milliards de personnes les plus pauvres (chiffre établi par le crédit suisse).

Notre pauvreté découle en partie des conséquences de ces choix, sur lesquels nous n’avons, ici, en Corse, pas de prise.

Par contre, il faut nous attacher aux causes insulaires, qui dépendent entièrement de nous, et les inverser.

À côté de ces causes géopolitiques, nous constatons quatre grands déficits qui entretiennent le phénomène de pauvreté.

 

Quels sont ces déficits ?

– Un déficit de conceptualisation : nous n’appréhendons pas encore le caractère structurel et complexe de la pauvreté, et nous ne l’abordons donc pas avec les bonnes méthodes de travail. Nous nous appuyons presque exclusivement sur une analyse statistique, indispensable, mais qui n’est pas suffisante. Nous n’utilisons que trop peu les méthodes aptes à résoudre les problèmes complexes.

Nous les prônons largement dans la démarche que nous utilisons depuis 15 ans maintenant.

– Un déficit de gouvernance : actuellement, trois acteurs clefs se chevauchent sur le terrain de la lutte contre la précarité : l’État, la Collectivité de Corse, et les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Chacun établit ses plans et ses stratégies, mais qui sera le chef de projet, le facilitateur, le financeur, la ressource méthodologique, l’expérimentateur ? On ne dirige pas une symphonie quand la partition n’est pas réellement écrite, et avec trois chefs d’orchestre.

– Un déficit de coordination, qui découle logiquement des deux premiers : les acteurs sont nombreux sur le terrain, services sociaux, services de l’État, associations, citoyens… mais ils travaillent séparément, rarement en synergie, souvent en s’ignorant, parfois, et c’est le pire, en s’opposant.

– Un déficit d’innovation enfin. La pauvreté reste pour beaucoup du domaine de l’action sociale, c’est à dire que l’on fait survivre à coup d’assistance ceux qui sont tombés dans la misère. Mais nous ne menons que très peu d’actions préventives, ne pas tomber dans la misère, et curatives, sortir de la misère.

 

Face à cela, que faut-il faire ?

Mobiliser les forces vives de notre société, bien au-delà du secteur social : monde de l’entreprise, de la formation au sens large, de la justice, de la culture, du soin, de la recherche… sans oublier les experts absolus du problème et que l’on ne consulte jamais : les pauvres eux-mêmes. Sortir du cadre et inventer de nouvelles solutions, la Corse représente un territoire exemplaire pour expérimenter beaucoup de ces innovations, elle possède, de plus, dans son statut, un droit à l’expérimentation dont elle n’use pas assez.

 

Pensez-vous que la pauvreté soit appréhendée comme un problème politique majeur ?

2006 représente pour la CLE, une date charnière où, grâce au collectif contre la précarité conduit par le Dr Edmond Simeoni, nous avons rencontré un grand bonhomme, lui aussi docteur, Xavier Emmanuelli, Corse de surcroit. C’est lui qui nous a éclairé d’une seule phrase « la pauvreté est structurelle, et elle est devant nous ».

La CLE (coordination inter associative de lutte contre l’exclusion) a défendu et promu l’idée que la pauvreté était un problème politique majeur, qui ne se confinait pas à la seule sphère de la politique sociale.

Un problème qui s’accroit d’années en années, qui touche 20 à 25 % de la population, qui impacte sa jeunesse, qui nécessite des budgets énormes, on pourrait presque dire « un pognon de dingue », qui abrège l’espérance de vie de ceux qui sont touchés, qui s’accompagne de renoncement, qui engendre désormais une pauvreté héréditaire, qui provoque le développement d’une économie parallèle… C’est à dire qui réunit tous les ingrédients d’une explosion sociale, ça ressemble fort à un problème politique majeur, ou bien il faut que l’on nous prouve le contraire.

 

Notre île a pourtant démontré une prise en compte du phénomène. Depuis près de 10 ans maintenant, avec la Charte de lutte contre la précarité et la pauvreté, intégrée au Padduc, mais aussi avec le Plan de lutte contre la pauvreté et la précarité adopté par l’Assemblée de Corse sur proposition du président du Conseil Exécutif Gilles Simeoni…

Oui, la Corse est en avance sur ce plan et dans un remarquable continuum politique depuis 2009, et qu’il faut souligner, car il donne toute la légitimité à ce qui est en train de se passer, et c’est à l’honneur de notre classe politique toute entière.

La charte de lutte contre la précarité, inscrite dans le Padduc, grâce à la volonté de Mme Maria Guidicelli, représente un acte fondateur majeur.

Noyé dans les 3000 autres pages d’un Padduc où chacun n’a lu que les para graphes qui l’intéressait, ce chapitre d’une dizaine de feuilles, est passé inaperçu, mais, là où le Padduc cherche à définir les espaces remarquables, les zones sensibles et l’épaisseur du trait, cette charte nous dit que l’espace remarquable, c’est l’Homme, la zone sensible, les enfants, et l’épaisseur du trait, la dignité que nous voulons leur donner.

Il a fallu donc neuf ans pour que cette idée se fasse jour : la pauvreté entre dans le domaine politique et n’est plus seulement une affaire d’assistantes sociales et d’associations humanitaires. Actuellement, aucune autre région que la Corse n’a franchi ce pas.

Et puis, avec la nouvelle mandature, tout s’accélère, nous avons été reçu très rapidement et à leur demande, par les présidents Talamoni et Simeoni qui ont compris l’importance politique majeur de la pauvreté et la nécessité de décliner de façon opérationnelle des mesures pour la réduire.

Le plan de lutte contre la précarité voté en mars 2017 représente une étape importante, et nous savons que beaucoup, dans les services de la collectivité, oeuvrent avec ardeur à la déclinaison opérationnelle de ce plan. Mais c’est pour nous une version 1, il faut une suite plus ambitieuse, embrassant toutes les faces du problème et apportant des réponses efficaces et innovantes.

 

Vous prônez depuis longtemps de s’attaquer aux mécanismes générateurs de pauvreté, comment s’y prendre dans une société en crise et de plus en plus individualiste ?

Après avoir milité pour que la pauvreté entre en politique, et il a fallu 9 ans, la 2e phase de notre stratégie est d’établir une véritable politique de lutte contre la précarité, qui doit sortir du cadre habituel qui ne marche plus, toucher toutes les facettes de la pauvreté, et innover, quand je veux dire innover, je veux dire innover.

Et pour cela, l’étape indispensable est d’identifier les mécanismes générateurs, les causes, les déterminants de la pauvreté en Corse

Ce n’est que muni de ce diagnostic que nous pourrons identifier de nouvelles solutions. Procéder autrement, c’est nous condamner à faire du toujours plus comme avant.

Cette idée fait son chemin puisque le conseil économique, social, environnemental et culturel de Corse (CESEC) s’est autosaisi de ce sujet, et qu’il intéresse aussi l’Exécutif et l’Assemblée, il nous faut réussir la synergie de toutes ces volontés pour aboutir rapidement à ce diagnostic.

 

Plus de 20% de pauvres en Corse, plus de 80% de personnes éligibles au logement social… la Corse bat des records en France… avec notamment la santé, premier des droits bafoués…

Le phénomène du renoncement est grave, des personnes sortent des écrans radar, des repérages de nos statistiques.

On renonce à se soigner, à ses droits sociaux, à l’éducation, à la vie civique…

Et puis, il existe un renoncement trop peu repéré, le renoncement à un système lent, couteux et complexe : la justice, et quand on ne recourt plus à la justice, on vie dans la blessure de l’injustice, la vengeance peut réapparaitre.

L’aboutissement de tous ces renoncements, c’est la mort, brutale, notamment par suicide, ou lente par isolement progressif, solitude, exclusion.

Nous avons créé une société d’invisibles dont la souffrance est extrême, car personne ne la prend en compte.

 

Mais lutter contre la précarité coute cher, c’est un principe de réalité. Qu’en dites-vous ?

Pour répondre financièrement, je vous dirai deux principes :

– Lutter contre la révolte des pauvres coutera beaucoup plus cher.

– Et la matière première à utiliser pour faire reculer la pauvreté ne coute pas cher du tout : c’est l’intelligence, et tout particulièrement notre intelligence collective.

 

La CLE organise chaque année la fête de la solidarité, avec quel objectif ?

Un seul, qui se résume dans cette phrase lumineuse d’Einstein: « le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire ». Au cours de cette fête, nous vous invitons à faire joyeusement partie de la 3e catégorie.

 

Que devrait faire notre Collectivité pour davantage encore s’impliquer pour faire reculer la pauvreté ?

Courir plus vite, car la pauvreté est devant nous et court plus vite que nous, elle nous distance à vue d’oeil.

Et pour cela, il faut en faire LA priorité politique de cette île, en rechercher les causes avec toute la raison que confère la passion et identifier de nouvelles solutions avec la sagesse d’une imagination sans limite.

 

* Organisation inter-associative regroupant, Ava Basta, la Croix-Rouge, La délégation régionale de Médecins du Monde, la Falep, la Fraternité du Partage, Présence Bis, le Secours Catholique, le Secours Populaire, les Resto du Coeur, et l’Entraide Protestante.

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