Conférence du 6 juillet au Parlement européen

Quel avenir de la Corse en Europe ?

Le 6 juillet dernier se tenait une Conférence sur l’avenir de la Corse en Europe, en présence de Gilles Simeoni, président du Conseil exécutif de Corse*, de François Alfonsi, coorganisateur avec le Caucus Self Détermination et le groupe Alliance Libre Européenne, mais aussi plusieurs eurodéputés, Younous Omarjee (The Left-LFI), président de la Commission du développement régional, Raphaël Glucksmann (groupe socialiste), Philippe Lamberts (co-président du groupe Verts-ALE) et nombre d’autres eurodéputés présents dans la salle. Un évènement qui s’inscrit dans le travail du Caucus Self Determination pour le règlement pacifique des conflits de souveraineté en Europe. Une première conférence a déjà eu lieu à propos du Pays Basque. Après la Corse, d’autres conférences devraient suivre sur la situation en Écosse, en Catalogne, en Pays de Galles, en Galice, en Flandre…
À la veille de l’ouverture de négociations avec Paris pour l’autonomie de la Corse, ce rendez-vous européen voulait mettre le curseur au bon niveau.

 

 

Pour éclairer les débats, il avait été fait appel à Andrìa Fazi, maître de conférence en science politique, pour revenir sur la dimension historique, et Wanda Mastor, professeur de droit constitutionnel qui a rédigé à la demande du président du Conseil exécutif, le projet institutionnel de base à la discussion avec Paris.

« L’engagement a été pris au plus haut sommet de l’État, et par écrit, d’engager “un processus de négociation à vocation historique” entre la Corse et l’État. Une première réunion officielle entre le Gouvernement et les élus de la Corse devrait se tenir sous peu. Cette conférence de Strasbourg vise à faire un point global sur la séquence politique décisive qui s’engage » a introduit François Alfonsi, avant de laisser la parole aux intervenants.

Andrìa Fazi a souligné « l’opposition de plus en plus saillante entre un État unitaire qui cherche à se protéger et un mouvement politique qui affirme l’existence d’une nation corse, c’est-à-dire une communauté politique distincte ». Exposant les conséquences et les évolutions de cette opposition frontale, il a rappelé la difficulté de plus en plus forte à se comprendre. Pourtant, « 68 % des voix, c’est plus qu’en Catalogne, au Pays Basque, au Sud Tyrol, etc. » déplore Andrìa Fazi qui passe en revue l’histoire des révoltes depuis le XVIIIe s. jusqu’à la prise de responsabilité des nationalistes. Ainsi s’affirme progressivement « une nation corse et son droit à se gouverner elle-même ». Avec l’arrêt de la violence armée en 2014, et le « processus d’institutionnalisation, lent mais efficace » du mouvement nationaliste jusqu’à la prise de responsabilité, la progression est impressionnante : 35 % des voix et une majorité relative en 2015, 56 % et une majorité absolue en 2017, 68 % en 2021 même si c’est dans un « contexte plus éclaté », un député européen, quatre parlementaires sur six, les 2e, 3e et 5e communes de Corse ainsi qu’une des deux communautés d’agglomération, « toutes ces victoires appellent certainement, normalement, vraisemblablement, des réponses de la part du gouvernement français ». Et ce ne serait qu’au moins la 8e fois depuis 1975 que le gouvernement rechercherait un « accommodement avec le nationalisme ». « Malgré l’usage de la violence, l’État français a bien plus souvent utilisé cette tactique de l’accommodement que la répression brutale policière ou judiciaire. Il n’est jamais parvenu à un niveau de consensus suffisant » déplore l’intervenant.

Bref, « d’un côté une légitimité démocratique très forte, de l’autre la difficulté d’accepter des revendications qui contreviennent clairement aux principes unitaires français ».

« Les enjeux sont majeurs et l’absence d’un débat sincère entre représentants de la Corse et du gouvernement national pourrait avoir des conséquences très négatives et ce quel que soit le côté duquel on se place » a conclu Andrìa Fazi.

 

« Nous réclamons une autonomie interne, ce qui exclut le séparatisme, ni les affaires étrangères, ni la défense nationale. Nous entendons avoir nos propres lois » a introduit Wanda Mastor, rappelant là les propos d’Edmond Simeoni en 1973 pour définir l’autonomie. « La victoire écrasante des autonomistes ces dernières années (…) doit être entendue comme un argument non seulement politique, mais aussi juridique » affirme la constitutionnaliste. Malheureusement, « la révision constitutionnelle permettant l’insertion de la Corse dans la Constitution n’a pas eu lieu, le pacte girondin, promis par le président Macron, ne s’est pas concrétisé ». « La différenciation a beaucoup de mal à s’imposer en France parce que notre paysage juridique continue de confondre, à commencer par notre classe politique, indivisibilité et uniformité » dit encore Wanda Mastor qui revient sur l’exemple du traitement des langues régionales au sujet de la loi Molac : « la censure est incompréhensible, le Conseil constitutionnel censure deux dispositions qui n’étaient pourtant pas contestées dans le recours (…) le commentaire du Conseil constitutionnel dit l’inverse de la décision et quand ils s’en sont rendus compte, ils ont vite modifié le commentaire (…) bref un très douloureux exemple de la négation de la diversité ». C’est ce même « carcan » qui s’impose au débat institutionnel. Expliquant « l’architecture unique » conférée par les diverses lois sur la Corse, la constitutionnaliste affirme : « tant notre Constitution, que l’expérience du droit comparé allié au fait insulaire, apportent la preuve que lui offrir ce pouvoir est non seulement possible mais aussi en cohérence avec son statut particulier ».

Wanda Mastor poursuit son raisonnement à travers six arguments et deux axes « une existence politique réaffirmée, et une impuissance juridique maintenue » : respect du suffrage universel, principe de subsidiarité, spécificité de la Corse, cohérence, prise en compte du fait insulaire, constitutionnalisation de l’autonomie de la Corse, elle développe exemples, démonstrations juridiques. « Offrir l’autonomie à la Corse doit passer par deux voies, malheureusement la seconde ne peut pas se faire sans la première : premièrement insérer la Corse dans la Constitution (…) et deuxièmement il faudra que l’article relatif à la Corse renvoie à une loi organique ». Wanda Mastor a fourni à ce sujet plusieurs propositions sur lesquelles s’appuiera dans les discussions à Paris le président du Conseil exécutif.

 

Younous Omarjee témoigne de sa position d’insulaire (La Réunion) et des travaux menés au sein de la Commission du développement régional du Parlement européen. « Ce que nous avons constaté c’est que les difficultés que nous avions avec l’État jacobin ne se retrouvent pas dans le dialogue que nous avons avec les institutions européennes, qui elles sont débarrassées de ces a priori politiques. » « Nous partageons cet objectif d’autonomie sur tous les plans, politique, énergétique, alimentaire, mais l’autonomie doit avoir un contenu de progrès » dit l’eurodéputé réunionnais qui alerte à ne pas « remettre en cause un certain nombre d’acquis en particulier sur le plan des normes sociales et des normes écologiques » et appelle à être « plus forts ensemble ».

« L’insularité me semble une clé d’entrée très pertinente et incontestable » a répondu le président du Conseil exécutif qui a remercié les différents intervenants, saluant la présence des nombreux eurodéputés, il a rappelé « l’ADN politique » qui nous porte : « la fidélité au fil historique du combat du peuple corse », et « notre confiance dans l’Europe et la construction européenne même si nous sommes insatisfaits de ce qu’elle est actuellement, au plan politique, économique, social. »

« Il est parfaitement possible dans une démocratie que différents niveaux aient des compétences propres qui s’exercent non pas en contradiction mais simplement dans un respect des responsabilités de chacun. Et si c’est vrai dans certains États, je ne vois pas à quel titre ce serait impossible en France » dit en écho Philippe Lamberts. « Je crois que le propre des institutions humaines – et les États sont des institutions humaines – c’est qu’en effet elles puissent s’adapter. » L’eurodéputé belge commente l’abstention importante en France, « cette maladie n’est pas aussi étendue en Corse (…) ça devrait nous interroger ». « La confiance des citoyens dans leurs institutions est abîmée et continue d’être abîmée de plus en plus. La vraie question qu’on doit se poser, c’est comment est-ce qu’on peut ressusciter (cette) confiance ». Il vante le concept du « compromis, pour construire ensemble des solutions ». « Cette idée d’unité dans la diversité – qui est la devise de l’Europe – est au cœur du projet démocratique. Et donc présenter la diversité comme une menace pour l’unité pour moi c’est une insulte à l’intelligence » conclut Philippe Lamberts.

Raphaël Gluckmanns pose lui aussi la question de « la manière dont les français se représentent ce que veut dire être français. » Il met en parallèle ce qui fait l’Europe : « la langue officielle de ce parlement c’est la traduction (…) on a réussi à construire sur des ruines en Europe une démocratie inouïe, inédite et ça invalide des siècles et des siècles de pensées humaines. » Il appelle par conséquent la gauche à « revisiter notre rapport aux institutions, c’est-à-dire qu’on peut tout à fait concevoir aujourd’hui qu’il y ait une capacité de décision autonome en Corse (…) ce qui suppose un rapport à la souveraineté qui est différent. » Cette question du rapport aux institutions pose celle « de la capacité qu’on a ou pas à comprendre que l’identité est complexe, on peut même dire qu’elle est multiple. Et ce n’est pas de la schizophrénie de dire qu’on peut être Corse, français, et européen. » Cette incapacité à accepter cette « identité multiple » est un « combat culturel » que la France doit mener. « Il n’y a pas le choix » dit encore Raphaël Gluckmanns à propos des français qui doivent s’admettre européens. « Quand on dit à situation spécifique, normes spécifiques, c’est quelque chose qui est perçu dans la tête de beaucoup de français comme une invalidation de l’universalisme. Donc il y a obligation à redéfinir ce qu’est l’universalisme, à expliquer que ça n’est pas la même chose partout, pour tous, de la même manière (…) et que ça n’est pas être moins républicain de vouloir que l’histoire du peuple corse se traduise dans des institutions corses (…) Dans cette quête-là, l’Europe est fondamentale parce qu’elle peut apprendre à la France ce qu’est une société unie dans sa diversité. »

 

« On vient de passer six années (…) avec des relations extrêmement complexes, frustrantes avec l’État et ses représentants dans la mesure où nous avons été confrontés, on peut le dire sans excès, à un véritable déni de démocratie » commente Gilles Simeoni qui rappelle aussi l’arrêt de la violence clandestine, les sacrifices de l’engagement et de l’idéal nationaliste. « C’est quand même paradoxal, il y a 20, 30, 40 ans, le nationalisme représentait 10 % dans les urnes, était adossé à une violence clandestine omniprésente et les gouvernements successifs discutaient y compris avec des interlocuteurs qui n’avaient aucune légitimité démocratique. (…) On nous a dit il y a 15, 20 ans “si la violence s’arrête on peut parler de tout”, la violence s’est arrêtée » constate le président de la Collectivité de Corse qui dénonce les tromperies de l’État. « On ne parle pas d’indépendance, on ne parle pas d’autonomie, on ne parle pas de peuple corse, on ne parle pas d’officialité de la langue corse, on dit qu’il n’y a pas de prisonniers politiques. En fait on peut parler de tout sauf de l’essentiel (…) et il a fallu l’assassinat d’Yvan Colonna dans des conditions aussi atroces que suspectes pour que tout ce qui nous avait été présenté comme impossible deviennent miraculeusement possible. Mais comment et pourquoi ? (…) Quel est le message que l’on veut faire passer à la jeunesse corse » interroge Gilles Simeoni qui s’inquiète des « logiques de violence » qui s’instaurent dans l’île.

 

Plusieurs interventions viennent saluer le combat pour la démocratie et la liberté du peuple corse, Yannick Jadot, député vert déplore la « spécificité française » d’un « jacobinisme absolu » qui refuse qu’on puisse contester la légitimité de l’État. « C’était plus facile de faire des transferts de souveraineté à l’époque de Mitterrand, que ce soit vers l’Europe et potentiellement vers les régions, parce que personne ne contestait l’idée même d’une souveraineté nationale. » Pour l’eurodéputé écologiste il y a « un vrai problème d’adéquation entre le jeu politique et la réalité des espaces de souveraineté. »

« Il y a un peuple corse, il y a une histoire spécifique, une identité culturelle, mais vu de l’autre côté de la Méditerranée, il y a une inconnue autour de ce que peut être le statut d’autonomie, ils ne comprennent pas ce que vous voulez » dit encore Yannick Jadot. Il faut donc lever les incompréhensions. « Il y a une opportunité historique par votre légitimité démocratique à ce qu’il se passe quelque chose maintenant » conclut-il, pourquoi pas dans une révision constitutionnelle plus lourde, « la question de la proportionnelle, la question de la décentralisation, tout ça sont des sujets qui sont presque communs. »

« Le peuple corse a le droit à choisir, à décider » poursuit Jordi Solé, député catalan, membre du Caucus Self Determination, il lui faut « utiliser les outils de la démocratie pour exprimer sa volonté ». Jordi Solé rappelle le travail fait au niveau de l’ALE pour qu’il puisse y avoir en Europe « un concept pas seulement politique, mais aussi juridique de l’obligation de négocier. » C’est le mécanisme de clarification politique que propose l’ALE pour que s’exprime le droit à l’autodétermination dans le dialogue.

Carles Puigdemont, eurodéputé, ancien président de la Catalogne, affirme, en réponse à ceux qui craignent d’ouvrir la boite de Pandore : « c’est l’échec de l’autonomie qui ouvre la porte à l’indépendance. » 80 % du parlement de la Generalitat se sont prononcés en faveur d’une nouvelle autonomie pour la Catalogne, la loi a été approuvée, a franchi le processus constitutionnel au parlement espagnol et a été bloquée à la Cour constitutionnelle, « c’est l’échec de ce projet d’autonomie qui explique l’augmentation de l’indépendantisme politique en Catalogne (…) Si ce statut d’autonomie avait été respecté, je suis convaincu qu’on ne serait pas arrivé au référendum du 1er octobre. »

Pour Gilles Simeoni, la voie du dialogue « est le seul chemin qui vaille (…) nous avons cette volonté, elle est ferme, elle est inébranlable (…) En Corse aujourd’hui on est sur un point de bascule, il faut que le dialogue réussisse, il faut que l’État soit au rendez-vous de ce dialogue » conclut le président du Conseil exécutif. « Il y a une constance de l’État en France, à attendre dans les Outremer et aussi en Corse, la survenance des drames pour commencer à agir » rebondit Younous Omarjee qui rappelle les drames de la Nouvelle Calédonie.

« Beaucoup de difficultés » conclut Gilles Simeoni « mais aussi la force que donne la certitude d’être dans le sens de l’histoire, notamment pour les peuples et les nations qui pour l’instant restent sans État, et la volonté de conjuguer ces combats avec ces valeurs universels qui font aussi que nous continuons de croire malgré les difficultés, à l’accomplissement de cet idéal européen dans ce parlement, ce souffle démocratique qui nous porte et qui continuera de nous porter jusqu’à je l’espère des jours heureux. » •

Fabiana Giovannini.

 

* Un temps annoncé, Marie-Antoinette Maupertuis, présidente de l’Assemblée de Corse, n’a pu être présente pour des raisons familiales.

 

À noter la présence d’une quarantaine de lycéens corses du Finusellu à Aiacciu et de leurs enseignants, accompagnés par une équipe de la Direction des affaires européennes et méditerranéennes de la Collectivité de Corse. Accueillis par le député européen François Alfonsi pour la découverte des institutions européennes et plus particulièrement du parlement européen, c’était aussi pour eux l’occasion de fêter leur réussite au baccalauréat ! Ils ont assisté studieux à cette conférence et ont même pu poser des questions à la tribune. Bravo à tous, en souhaitant que cette expérience à Strasbourg leur laisse un beau et constructif souvenir. •