Procès de 108 dirigeants du HDP à Ankara

Un procès politique sous régime dictatorial

Nous sommes une vingtaine d’élus venus du Parlement Européen (moi-même du groupe Verts-ALE et deux socialistes suédoise et italien), et de différents parlement nationaux (d’Espagne pour des élus nationalistes basque, catalan et galicien, socialistes de Suède, de Pologne, de Grèce et même de France avec Alexis Corbière, député de France Insoumise) dans le car qui nous emmène d’Ankara vers une des prisons où sont incarcérés une grande partie des dirigeants du parti pro-kurde HDP. L’un de ceux dont le procès s’ouvre est son co-président, député élu à l’Assemblée Nationale turque, figure emblématique du mouvement, Selahattìn Demirtas, dont le Parlement Européen vient de demander la libération immédiate dans une résolution votée lors de sa session de mars. Selahattin Demirtas est incarcéré à l’autre bout du pays, à la frontière avec la Bulgarie, et il comparaît en visioconférence comme plusieurs de ses compagnons.

 

La motion du Parlement Européen a fait suite aux décisions de la Cour Européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg qui arbitre les conflits en dernier ressort sur la base de la Charte Européenne des Droits de l’Homme signée par chaque État partie prenante du Conseil de l’Europe, organisme fondé au lendemain de la seconde guerre mondiale, dont fait partie la Turquie.

Mais les décisions de justice de la CEDH n’ont jamais été suivie d’aucune libération effective sous Erdogan. Tout juste ont-elles eu pour impact de susciter de nouvelles machinations judiciaires qui lui permettent de louvoyer lors des sommets internationaux. Ainsi, les motifs qui conduisaient Demirtas et certains de ses amis en prison, détention condamnée par la CEDH en décembre 2020, ont-ils été « étoffés » par la justice turque par de nouvelles incriminations, ce qui a permis de relancer mécaniquement la procédure judiciaire de zéro auprès de la CEDH, et rendue ainsi caduque la décision de libération intervenue.

Cependant, dans le cas de Demirtas, détenu depuis déjà cinq années, l’exercice devient compliqué pour ceux qui se disent des « juges indépendants ». Pas possible en effet de lui attribuer la responsabilité de quoi que ce soit alors qu’il était emprisonné. Il fallait donc ressortir des affaires anciennes remontant à l’époque où il était en responsabilité.

Ainsi en est-il du procès actuel, relatif à des manifestations qui ont eu lieu il y a sept ans, et qui avaient dégénéré quand la ville kurde de Kobané, située côté syrien à la frontière entre la Syrie et la Turquie, était assiégée par les soldats d’un Etat Islamique alors à son apogée. Ces manifestations ont été violentes et ont provoqué 37 personnes tuées, la plupart étant d’ailleurs des jeunes Kurdes tués par la police anti-émeute.

En 2014, la résistance héroïque des forces kurdes de Kobané avait permis le tournant historique qui a conduit à la défaite de l’État Islamique, malgré la complicité affichée par l’armée turque qui, depuis la frontière, observait les combats à la jumelle tout en bloquant toute possibilité de secourir les Kurdes assiégés, au plan humanitaire comme au plan militaire.

Les foules kurdes en colère ont alors manifesté dans les rues de toutes les villes de Turquie, jusqu’à ce que le gouvernement, sous pression également de la coalition internationale menée par les États-Unis, cède et finisse par ouvrir un « corridor » à travers lequel des volontaires kurdes de Turquie et d’Irak ont apporté ravitaillement et renforts aux combattants de Kobané, jusqu’à la victoire.

Dans cette « négociation musclée » qui avait conduit l’État turc à ouvrir enfin sa frontière, la question des suites judiciaires des manifestations était passée à la trappe. Sept ans plus tard, les procès ont été réactivés, incriminant le parti pro-kurde HDP comme initiateur des violences, et son Président Demirtas comme principal responsable. Tous ceux qui avaient une responsabilité établie à l’époque au sein de HDP ont été inculpés, d’où le très grand nombre de prévenus (108 !), plusieurs d’entre eux ayant été élus entre-temps députés (parmi les 108, 34 sont députés ou anciens députés), ou bien maires de villes kurdes (48 maires sur 65 ont été destitués après leur élections, et plusieurs sont parmi les 108) ; également en ligne de mire du pouvoir turc, la dissolution et l’illégalisation du parti kurde HDP, malgré l’opposition internationale que nous sommes venus représenter. Et tout cela en instrumentalisant des faits qui sont l’honneur du peuple kurde pour qui la judiciarisation de la résistance de Kobané est intolérable.

 

Le Palais de Justice où se rend notre délégation d’observateurs jouxte la prison située à une cinquantaine de kilomètres d’Ankara. La salle du Tribunal est immense, mais les travées sont « allégées » en raison de la crise sanitaire et de distanciation sociale. Notre carré d’observateurs est situé au fond, avec celui des journalistes. À nos côtés quelques représentants d’ambassades européennes : Danemark, Belgique, Suède et Irlande, ainsi que la représentante officielle de l’Union Européenne. A gauche place aux « plaignants » arrivés groupés sous escorte policière derrière une banderole du parti d’Erdogan, l’AKP. La travée de droite est partagée entre les familles et les avocats des prévenus. L’immense zone centrale est réservée aux accusés présents, et, surtout, aux forces de sécurité qui remplissent la salle de façon démesurée, gendarmes et militaires. Les policiers, eux, nous font face comme les stadiers face aux hooligans dans un terrain de foot. Ils sont partout, dedans, dehors, en civil ou en manœuvre sur le parking.

Le résultat mécanique de cette invasion sécuritaire doublée des consignes liées au Covid est de limiter la participation des familles, du public et des avocats. Comme il y a 108 inculpés, il y a trop d’avocats pour la place qui leur est dévolue, et seulement une cinquantaine sont autorisés à entrer, alors que trois cents gendarmes et militaires monopolisent inutilement toute la place disponible dans le parterre de la salle d’audience.

Les avocats protestent et demandent à ce que tous leurs collègues empêchés d’entrer puissent le faire. Refus des juges, protestations et sortie groupée de tous les avocats entrés à l’ouverture du procès. Le juge poursuit imperturbable l’appel des 108. Suit une interruption de séance. À la reprise, les avocats reviennent pour soulever l’incompétence du Tribunal. Elle est manifeste notamment pour Demirtas dont l’acte d’accusation comprend des motifs déjà jugés lors de ses précédents procès. Les juges ne se retirent même pas pour délibérer et ils rejettent sans examen la demande des avocats.

Ceux-ci protestent à nouveau bruyamment durant la lecture monocorde du long acte d’accusation des 108 inculpés. Puis, avant que la juge n’en finisse, ils quittent collectivement la salle d’audience, et nous les suivons tout naturellement.

En conférence de presse un peu plus tard dans les locaux de HDP à Ankara, nous faisons tous le même compte rendu de nos observations : nous avons été observateurs d’une justice politique, instrumentalisée par un régime policier dictatorial. La presse turque, aux ordres du pouvoir, a boycotté notre conférence de presse. La représentante permanente de l’Union Européenne en Turquie y a assisté.

Nous avons été présents et solidaires. Il faudra continuer à l’être pendant encore longtemps. •

François Alfonsi.