Commission d’enquête Parlementaire sur l’assassinat d’Yvan Colonna

Manque toujours le « pourquoi ? »

Jean François Ricard
La quatrième semaine d’audition a été encore intense. Tour à tour, Madame Marie-Line Hanicot, directrice interrégionale des services pénitentiaires Grand-Ouest-Rennes dont dépend la prison de Condé-sur-Sarthe où Franck Elong Abé était incarcéré avant son transfert à la Centrale d’Arles, puis Jean François Ricard, Procureur de la République antiterroriste. Encore une fois, nombre de contradictions, de dysfonctionnements, de fautes, et toujours pas d’explications plausibles au traitement de faveur de Franck Elong Abé.

 

 

Audition de Mme Hanicot

Mme Hanicot préside à 24 établissements pénitentiaires dont la prison de Condé-sur-Sarthe. Sur l’ensemble des établissements du ressort de sa direction, 64 détenus sont classés TIS (terroristes islamistes), dont 38 hommes, et 76 détenus sont suivis au titre de leur radicalisation. Les 38 hommes TIS sont répartis sur 9 établissements, avec une forte concentration sur Condé-sur-Sarthe qui dispose d’un Quartier de prévention de la radicalisation qui compte actuellement 13 détenus.

Interrogée sur la question du passage en QER (quartier d’évaluation de la radicalisation) de Franck Elong Abé et de sa dangerosité que les services de renseignement ont qualifié de « haut du spectre du terrorisme islamiste », Mme Hanicot confirme sa dangerosité au vu de son parcours à Condé-sur-Sarthe et de son arrestation « en Afghanistan aux côtés d’Al Qaida, mais “haut du spectre”, nous n’avions pas d’éléments de détail sur son implication, mais qu’il était sur des théâtres de combats oui, nous le savions » dit-elle. Par contre, elle affirme que tout détenu TIS fait l’objet d’évaluation en QER. Au vu de son comportement : tapages, incendies de cellules, attitude de meneur, dégradations, tentatives de suicide, refus de parler avec l’éducateur et le psychologue du « binôme de soutien » chargé entre autre d’évaluer la radicalisation… Mme Hanicot précise : « Cette évaluation en QER aurait permis à mon sens de pouvoir déterminer précisément quels pouvaient être les facteurs de risque et les facteurs de protection à mettre en œuvre pour une prise en charge la plus adaptée possible de M. Elong Abé. Je parle pour la détention mais aussi nous étions à 4 ans de la sortie. 4 ans ça peut sembler beaucoup, mais une préparation de sortie d’un détenu terroriste, à mon sens, se prépare bien en amont » confie-t-elle avec bon sens. Malheureusement ce n’est pas la voie qui a été prise…

Elle informe aussi qu’au moment de la demande en QER, en juillet 2019, il n’y avait que deux incidents avec Franck Elong Abé, « ensuite, on a les 7 incendies de celulles qui s’enchaînent durant le mois de juillet et le mois d’août, et les deux tentatives de suicide ». Ce qui aurait dû renforcer la nécessité de son passage en QER… Elle rappelle aussi son comportement dans la prison précédente, à Vendin-le-Viel, notamment la prise d’otage d’un médecin, sa contestation du quartier d’isolement, les refus de mesures de sécurité, ses relations aussi avec le terroriste Lionel Dumont qui selon la direction de la prison avait « une influence sur M. Elong Abé ». Elle souligne les observations des agents du quartier d’isolement, « observations quotidiennes puisque détenu isolé et DPS », faites du 12 février au 16 septembre, qui ont justifié la décision du maintien en statut de DPS : « potentiel de dangerosité… son instabilité, les incidents divers sur Vendin où là aussi il y avait des dégradations multiples et y compris une menace de prise d’otage suite à un refus de cantine de glace. C’est un détail, mais on voit bien que M. Elong Abé a du mal à gérer ses émotions ».

Toutes ces informations ont été transmises au moment du transfert à Arles, dit Mme Hanicot.

Jean Félix Acquaviva interroge sur les réserves du Parquet antiterroriste quant au passage en QER : « avez-vous déjà été confrontée (…) à d’autres exemples qui démontrent que le Parquet et le juge ont donné des avis réservés face à une chaîne de décisions, de psychologues et multidisciplinaires donc unanimes quant à un transfert en QER ? »

Mme Hanicot répond : « Je ne saurais pas vous le dire (…) je n’ai pas souvenir d’avoir été confrontée à ce type de décisions (…) il faudrait que je recherche et je vous le mentionnerai dans ma réponse écrite ». Si la chose avait été courante, elle l’aurait certainement gardé en mémoire…

Pourquoi donc cette exception d’un « avis très réservé » du Parquet antiterroriste sur le transfert en QER de Elong Abé ?

Toujours sur question du président, à propos des GED (groupes d’évaluation départementaux de la radicalisation), elle précise, et c’est important, que les informations sont transmises « de façon systématique, la situation des TIS est évoquée et les radicalisés peut-être plus, les éléments nouveaux que nous pouvons communiquer à l’administration pénitentiaire, sachant que bien sûr il y a des échanges avec les services du renseignement extérieurs, et notamment je sais que sur le GED 61 il était assez souvent question des visiteurs puisqu’une concentration de terroristes dans un établissement pénitentiaire amène aussi la venue de familles, dont certains membres peuvent faire l’objet de suivi par les services de renseignement classique ».

Difficile à comprendre encore une fois que des informations aussi lourdes concernant le comportement en prison de Elong Abé, n’aient pas alerté la direction de la centrale d’Arles et sa hiérarchie pour des consignes plus fortes…

« Donc un décloisonnement fluide, naturel, qui s’opérait entre les services ? » appuie encore le président. « À ma connaissance, oui » répond Mme Hanicot, toute aussi catégorique plus avant, notamment sur la connaissance des incidents : « c’est fluide d’un côté comme de l’autre ».

 

Jean François Ricard
Audition de M. Ricard

L’audition de Jean François Ricard, patron du Parquet national antiterroriste (PNAT) était attendue. Elle est toute aussi sidérante sur l’extrême vigilance que l’on aurait dû avoir au plus haut niveau de l’État quant à la dangerosité de Franck Elong Abé. Jean Félix Acquaviva, après avoir rappelé les enjeux de ces travaux dans une intervention solennelle*, interroge sur les raisons qui ont conduit le PNAT à émettre un avis « très réservé » du placement en QER. Et ce alors que la direction interrégionale des services pénitentiaires de Grand-Ouest-Rennes recommandait vivement l’orientation de Franck Elong Abé en QER en juillet 2019, certains spécialistes réclamant même un placement « en urgence ». L’Inspection générale de la justice avait d’ailleurs relevé que le Parquet n’avait pas compétence pour émettre cet avis sur l’affectation en QER.

M. Ricard répond en présentant l’activité du Parquet et ce que représente la menace terroriste en France, « un terrorisme de masse depuis le milieu des années 2010 » telle que « la France n’en a jamais connus dans son histoire judiciaire ». En 25 ans, entre 1994 et 2019, il y a eu environ 10 dossiers de terroristes djiadistes jugés devant la Cour d’assises, rappelle le procureur du PNAT, au cours de ces trois dernières années, il y en a eu 62, six fois plus. Les trois juges d’application des peines ont en charge environ 500 personnes en permanence, précise M. Ricard qui alarme aussi sur les sortants de prison, 78 libérés en 2022, 92 en 2021… Chjìbba… raison de plus avec cette menace « de masse » de s’alarmer sur des profils comme Elong Abé, non ?

Le détenu est actuellement « à l’isolement au centre pénitentiaire de Paris La Santé (…) et l’on a des incidents qui se poursuivent. Très récemment, il a tenu des propos assez virulents à l’encontre des surveillants, menaçants, encore le 28 octobre il a détruit tout le mobilier de sa cellule avec un tapage important » informe le procureur. La Santé où il a entamé une grève de la faim.

 

Jean Félix Acquaviva exprime son trouble au vu de cet exposé, des différentes auditions, des contradictions, des informations qui ne circulent pas entre le renseignement et les établissements pénitentiaires sur la qualification de « haut du spectre ». Il repose la question encore sur la gestion clémente de son parcours carcéral, notamment sur la demande d’affectation en QER, et de l’avis « très réservé » du Parquet…

M. Ricard se tend. Il décrit méthodique la gestion des détenus terroristes, l’assouplissement qui intervient dans les deux ans qui précèdent leur sortie de prison. Il confirme la qualification du « haut du spectre du terrorisme islamiste », mais réfute l’accusation d’une gestion clémente et invoque au contraire la « sévérité maximale » exercée par le Parquet en retirant 320 jours de réduction de peine au détenu au vu de son parcours carcéral.

Il cite une expertise psychiatrique de Franck Elong Abé datant de juillet 2014 qui juge que sa « personnalité est structurée sur un mode psychotique mais ne présente pas de dangerosité psychiatrique »…

Sur la réserve émise quant à l’affectation en QER… « je ne suis pas en accord avec certaines des lignes du rapport de l’Inspection général de la justice » dit Jean François Ricard, qui explique que les différents services (PNAT, QER…) à l’époque se mettent à peine en place, que le PNAT répondait à une sollicitation, donnant un avis, « pas une réquisition », bref il rallonge les explications comme pour se justifier… « Ce sont des outils pénitentiaires de prise en charge spécifique en vue d’une évaluation (…) Ils permettent d’éclairer sur la radicalisation d’un détenu (…) ce n’est en rien une déradicalisation ».

« Il n’y a en rien dans un QER l’objectif de déconstruire un processus violent » insiste le procureur. Il est interrompu par Jean Félix Acquaviva qui précise « qu’il y a aussi la détection du passage à l’acte violent ».

Réponse sidérante : « Peut-on penser qu’il y avait un doute (…) quant au risque de passage à l’action violente ? (…) Pour nous cette évaluation elle était totalement inutile parce qu’il était avéré que sa dangerosité était déjà assise dans les faits par son passé et par son comportement en détention ». « Un QER ce n’est pas un examen individuel, surtout pas en 2019 » et l’affectation en QER d’Elong Abé « aurait été extrêmement risqué pour toute la session du QER » ajoute le procureur.

 

Elong Abé était trop dangereux et trop instable pour une affectation en QER mais on envisageait quand même sa libération. Il était jugé dangereux pour les détenus en QER par le Parquet antiterroriste mais pas assez pour lui refuser un poste d’auxiliaire qui lui permettait d’aller et venir dans la prison et d’approcher hors surveillance d’autres détenus…

On peut se demander comment les membres de la Commission ont pu garder leur calme face à l’aplomb de M. Ricard.

« Elong Abé fait partie de ces détenus pour lesquels on a une inquiétude énorme, jamais on n’a cherché à le dissimuler à qui que ce soit » dira encore le procureur du PNAT en pleine contradiction avec les auditions des responsables d’établissements, notamment à Arles. Qui ment ?

Comment cette inquiétude se traduit-elle interroge la commission ? Pourquoi Elong Abé n’a-t-il pas été soumis à une surveillance renforcée ? Que se passerait-il s’il était libéré et exprimait dehors sa dangerosité ? Le Parquet antiterroriste confie son impuissance face aux individus radicalisés remis en liberté. On reste sans voix.

Sur le parallèle avec le traitement imposé à Yvan Colonna, le procureur ose : « Monsieur Colonna avait déposé une demande d’aménagement de peine le 20 septembre 2021, sous la forme d’une détention à domicile sous surveillance électronique probatoire à libération conditionnelle. Ce type de demande implique un placement en CNE (conseil national d’évaluation) décidé par le juge d’application des peines. (…) Une libération conditionnelle ne peut être accordée pour les condamnés à perpétuité qu’après évaluation pluridisciplinaire dangerosité (…) Si le processus avait été poursuivi jusqu’au bout, en principe Yvan Colonna aurait dû quitter la centrale d’Arles (…) et l’administration pénitentiaire avait d’ailleurs fixé le CNE au 28 février. (…) Yvan Colonna s’est désisté de cette demande par courrier du 22 février, c’est-à-dire 6 jours avant son transfert. (…) Ce désistement a annulé de facto son transfert au CNE mais si cette procédure était allée jusqu’au bout, il n’aurait pas été présent à la date à laquelle les faits ont été commis. »

À entendre le PNAT, Yvan Colonna est responsable de ce qui lui est arrivé…

Chì stumachegju ! •

F.G.

 

* https://www.facebook.com/jeanfelixacquaviva

 

>>> Dernière minute… Le ministre de l’Intérieur serait favorable à la levée du secret défense de documents de la DGSI (sécurité intérieure) concernant l’assassinat d’Yvan Colonna. La Commission du secret de la défense nationale (CSDN) a donné son accord le 18 janvier. Demande qui avait été faite en mai 2022 par les trois magistrats en charge de l’instruction du dossier d’assassinat. Même demande formulée par la Commission d’enquête parlementaire, appuyée par une motion unanime de l’Assemblée de Corse le 28 janvier 2023. •