Yvan Colonna

L’addìu

À l’annonce de la mort d’Yvan Colonna après son agression meurtrière et 15 jours de coma, la Corse s’est plongée dans un profond recueillement. L’émotion collective ressentie n’a cessé de grandir et la colère qu’elle sous-tend ne pourra être calmée que par des signes forts de compréhension et de compassion. Or, on en est loin. Retour sur les évènements.

 

22 mars. Le Parquet antiterroriste requalifie la mise en examen de l’agresseur d’Yvan Colonna en « assassinat en relation avec une entreprise terroriste ».

« Yvan Colonna luttait pour démontrer son innocence. Il n’avait pas abandonné ce combat-là » déclare l’un de ses avocats, Sylvain Cormier. « Ce combat pour son innocence, je ne compte pas l’abandonner ». « Viendront les moments où il faudra agir, poser des questions et obtenir des réponses » ajoute le défenseur qui souligne, même si cela est symbolique, « Yvan Colonna est mort en homme libre. Il n’avait pas de numéro d’écrou, sa peine avait été suspendue ».

Le Premier ministre annonce pour la mi-avril le rapprochement en Corse d’Alain Ferrandi et Pierre Alessandri. Un rapprochement bien sûr attendu depuis longtemps mais au goût amer compte tenu des circonstances dans lesquelles il a été arraché.

La seconde audience de la Commission des lois pour entendre le directeur de la maison centrale d’Arles est reportée au 30 mars.

 

Spontanément, dans de nombreuses communes, et dès l’annonce de sa mort, des rassemblements et veillées se tiennent dans les églises ou sur leur parvis, des bougies sont allumées, des drapeaux mis en berne. L’Université, les collèges et lycées sont de nouveau bloqués. Plusieurs centaines de jeunes défilent sur le cours Napoléon à Aiacciu derrière une banderole : « Yvan, martiriu di a causa corsa ». « Nous sommes en deuil nous aussi, c’est notre façon de le montrer » expriment ces jeunes.

L’évêque de Corse Monseigneur Bustillo s’exprime à nouveau pour accompagner ce moment de deuil : « De nombreuses personnes sont allées naturellement vers les églises. L’Église accompagne dans les moments heureux et malheureux ; toujours ouverte pour nous réconforter de nos peines et pour engendrer des initiatives de réconciliation. Des temps de veillées et de prières pourront être organisés avec les curés pour contribuer à une vie sociale apaisée dans l’espérance ».

La Collectivité de Corse annonce : « Pour exprimer la tristesse collective ressentie par notre peuple après la mort tragique d’Yvan Colonna et face aux heures sombres que vit la Corse, les drapeaux de la Collectivité de Corse sont mis en berne à compter de ce jour ».

 

23 mars. Le Président de la République, celui-là qui avait refusé de débattre sous un drapeau corse lors de sa venue dans l’île en février 2018, celui qui avait fait procéder à la fouille des élus et qui n’a cessé de multiplier les offenses à la Corse, celui qui partout en France ordonne la mise en berne des drapeaux pour saluer la mémoire de victimes du djihadisme, s’offusque que cela puisse se faire en Corse, pour un détenu qui avait le droit à la sécurité comme n’importe quel autre citoyen : « c’est une faute et c’est inapproprié » dit-il. Son ministre de l’Intérieur, emporté par les propos hostiles des chroniqueurs et des anciens ministres tels Chevènement ou Valls, dénonce « l’apologie du terrorisme »… Le fossé se creuse inexorablement entre la Corse et Paris.

 

24 mars. Le retour de la dépouille d’Yvan Colonna sur sa terre natale est poignant. Des centaines de personnes sont rassemblées à l’aéroport Campu di l’Oru pour attendre l’avion qui le ramène de Marseille. 2000 personnes environ l’attendent jusqu’à tard dans la nuit en se postant sur le parcours du cercueil qui passe en silence jusqu’au Funérarium du Vaziu au milieu d’une haie de drapeaux à la tête de maure, de bougies et de fumigènes. Les gens touchent de la main le corbillard qui fend lentement la foule, comme pour un dernier geste de soutien et de respect. À l’arrivée au Funérarium, sur fond de Diu vi Salvi Regina, c’est sur épaules d’hommes, dont celles du président du Conseil exécutif Gilles Simeoni, que le cercueil d’Yvan Colonna est conduit dans la chambre funéraire où, durant près de deux jours, des centaines de Corses iront se recueillir et soutenir la famille.

À la prison de Borgu, détenus mais aussi surveillants attendent le retour de Pierre Alessandri et Alain Ferrandi. Toutes les fenêtres des cellules arborent un drapeau à tête de maure.

 

25 mars. Les agents de la Collectivité de Corse ont une autorisation d’absence s’ils souhaitent se rendre aux obsèques. De nombreuses autres institutions, comme le Parc naturel régional de Corse, des mairies, des communautés de communes ont gardé porte close. Des commerces baissent leurs rideaux. Une ìsula morta s’impose de manière spontanée. De nombreuses délégations internationales ont fait le déplacement, il y a là, avec leurs drapeaux, des représentants de l’Assemblée Nationale Catalane, du Pays Basque, de Sardaigne, de Bretagne. À 15h, alors que Yvan, à Carghjese, vivait sa dernière messe, un peu partout en Corse, une minute de silence était respectée et des messes étaient chantées pour lui rendre un dernier hommage. À Bastia, 500 à 600 personnes étaient rassemblées à l’église St-Jean. En ville, nombre de fenêtres arborent un drapeau corse en berne.

 

Au funérarium d’Aiacciu, la famille d’Yvan est d’une grande dignité. L’émotion est à son comble au moment du départ vers Carghjese. Le long de la route, des drapeaux à chaque croisement, chaque arbre, véhicule ou poteau disponibles, et des grands draps avec l’inscription « Gloria à tè Yvan » ou « statu francese assassinu ». Arrivé au village de son enfance, son cercueil fait le tour des lieux qu’il chérissait, sa maison, la plage où il a sauvé des vies, les oliviers qu’il avait plantés, le stade où il a pris en charge tant de gamins pour leur apprendre à jouer au ballon. De jeunes cargésiens arborent un teeshirt noir avec l’inscription « Yvan ti tengu caru »… à chaque porte, chaque maison, un drapeau, un portrait, un pochoir de son visage, tout rappelle Yvan dans les rues qu’il a arpenté étant jeune car ici, c’est d’abord l’enfant du pays que l’on porte en terre. Puis, lentement, le corps d’Yvan Colonna est conduit vers l’église latine où s’est massée la foule, 2000, 3000 personnes, davantage ? Impossible à dire, l’église et ses abords sont trop petits pour accueillir cet afflux de population qui débordent des rues. Partout, silence et recueillement, amertume aussi, et douleur de l’impuissance. Patrizia Gattacecca, l’amie qui a accueilli le fuyard et l’a payé devant la justice, entonne la première les chants qui l’accueillent dans l’église. L’office est émouvant. Deux groupes de chanteurs, un premier composé d’artistes connus, l’autre de jeunes du village. C’est le Diacre Pierre Jean Franceschi, ami d’Yvan et de la famille, qui prononce l’homélie entièrement en langue corse, assisté du père Forget Tony. Il parle de pardon, d’amour, d’espérance. Il s’adresse à chacun des siens, ses parents, sa sœur, son frère, sa femme, ses fils, ses amis, rappelle qui il était « un omu appassiunatu, attaccatu à a so terra, attaccatu à i soi », parle « di a sensibilità ch’anu pussutu vede quelli chì sò stati priviligiati, i soi » et chacun, qu’il soit proche ou qu’il le soit moins, peut reconnaître celui que l’on pleure dans les mots prononcés.

 

Arrive le moment de la séparation.  C’est à pied que la foule suit le cercueil, toujours sur épaules d’hommes, qui chemine jusqu’au tombeau familial deux kilomètres plus loin, sa dernière manifestation, sa dernière marche nant’à i chjassi di Carghjese. Devant le mausoleu, pour le dernier adieu, des chants de lutte s’élèvent avec lui vers les cieux, Pòpulu Vivu, Cosica Nostra, L’armata di l’ombra, Aiò tutti fratelli, puis le Diu vi Salvi Regina…  Et voilà, c’est fini. Yvan Colonna dort sous le ciel de Carghjese, dans la paix de son maquis.

Son image est loin de s’éteindre avec lui. De victime expiatoire que l’on voulait faire de lui pour punir le « peuple préféticide », il est devenu un mythe, une icône qui mènera encore nos luttes. Son frère Stéphane remercie la foule des parents et amis et lance une dernière fois poing tendu « vi ringraziemu à tutti. A lotta cuntinueghja ! »

Yvan n’est pas mort. Il est à jamais vivant à travers la suite du combat qui nous attend. Comme bien d’autres avant lui, il est un maillon de cette chaîne immense du combat séculaire pour l’émancipation du peuple corse.

 

26 mars. Une manifestation est organisée à Bayonne, plusieurs centaines de personnes défilent en hommage à Yvan Colonna, des banderoles témoignent là-bas aussi de la solidarité basque.

Une vidéo circule sur les réseaux sociaux et trouble de nouveaux la Corse toujours en deuil. À la caserne de CRS de Furiani, on aurait fait la fête au moment de l’enterrement en chantant la Marseillaise et, selon certains, sur des cris de « on l’a eu ». Les condamnations fusent de tous bords politiques. Les manifestants en colère se massent devant la caserne en fin d’après-midi et des incidents éclatent. À Asprettu à Aiacciu, même scenario.

Chacun sait que l’histoire n’est pas finie, ch’omu li deve, chì li devimu noi tutti, ghjustizia è verità. Senza què, a Corsica ùn puderà appaciassi. Sarebbe ora chì Parigi si n’avvede. •

Fabiana Giovannini.