Manifestations en Corse

L’autunumìa ?

L’État a levé les tabous cette semaine après quinze jours de fortes tensions dans l’île. Un processus de dialogue attendu depuis cinq ans s’ouvre enfin et met l’autonomie de l’île en objectif. Mais la colère reste vive, d’autant qu’Yvan Colonna a rendu son dernier soupir et plongé l’île dans une émotion qu’on ne mesure pas. Retour sur les évènements de cette troisième semaine depuis l’agression meurtrière contre Yvan Colonna.

 

 

15 mars. Un nouveau bilan de la manifestation de Bastia est publié par le Procureur de la République. Il fait état de 102 blessés, dont 77 parmi les forces de l’ordre, de 650 coktails molotov tirés par les manifestants, dont certains confectionnés de boules de pétanque remplis de billes de plomb, de 4000 grenades lacrymogènes, une dizaine de grenades de désencerclement et trois tirs LBD par les forces de l’ordre. Une charge explosive a également soufflé les vitres de la Poste. Trois escadrons de gendarmes mobiles, trois compagnies de CRS, des effectifs locaux de police et un engin lanceur d’eau ont été mobilisés…

 

15 mars. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, est annoncé pour les 16 et 17 mars. À l’annonce de sa venue, la Coordination de l’ensemble du mouvement national réunie à Corti maintient la pression et rappelle ses revendications de base : « Ghjustizia è verità per Yvan, libertà per tutti i patriotti, ricuniscenza di u pòpulu corsu, suluzione pulìtica pè a Corsica ». Les blocages de lycées et collèges se poursuivent, de même que les rassemblements devant les préfectures et sous-préfectures, et des occupations de bâtiments publics.

Le collectif d’avocats Sustegnu Ghjuventù dénonce, au nom « du respect des libertés fondamentales et de la convention européenne des droits de l’homme », le « marquage » de lycéens à Aiacciu, avec des produits codés : « l’utilisation de ce procédé n’est prévue par aucune disposition légale ou réglementaire ».

Une compagnie de 130 CRS spécialisée en violences urbaines est annoncée dans l’île.

 

16 mars. Sur les différents médias insulaires, le ministre s’exprime avec des engagements forts.

Sa visite-marathon durant ces deux journées le fait rencontrer : président du Conseil exécutif, présidente de l’assemblée de Corse et présidents de groupes, coordination de Corti regroupant toutes les organisations nationalistes et les syndicats étudiants, parlementaires, familles d’Alain Ferrandi et Pierre Alessandri, représentants des associations de défense des prisonniers, acteurs de la vie économique et sociale, des maires, le recteur d’Académie, le président de l’Université, ainsi que le Collectif Maffia Nò.

Concernant l’autonomie, « ce peut être un statut à la polynésienne tel que cela existe dans la Constitution, avec l’économique et le social à la Collectivité de Corse, le régalien à l’État, ou un statut sui generis, différent, avec des modifications qui appartiennent au Président de la République, au congrès et au peuple souverain » dit le ministre de l’Intérieur. Concernant l’agression d’Arles, il affirme : « nous allons faire toute la lumière sur la tentative d’homicide contre Yvan Colonna, trois types d’inspection sont lancés pour connaître la vérité ». Il s’engage aussi sur le rapprochement des prisonniers, abordera la question de la levée du Fijait (fichier ADN) contre les nationalistes et des amendes fiscales. Des engagements perçus avec différentes interprétations dans l’île.

« Des engagements très forts ont été pris… Des points importants ont été actés. C’est le premier pas d’un processus de portée historique, qui vient clore un cycle de 50 ans de logique de conflit, avec d’un côté l’aspiration du peuple corse à être reconnu, et de l’autre le refus obstiné de cette reconnaissance » commente le président du Conseil exécutif, qui reste prudent : « Trop souvent la Corse et le peuple corse ont été trompés. Dans l’esprit de beaucoup, il y a la crainte, et quelquefois même la conviction, qu’il peut y avoir une volonté dilatoire du côté de Paris ».

Aussi, Gilles Simeoni demande une sacralisation des engagements de l’État par le biais « d’un document officiel écrit co-signé avec le ministre » qui engagerait Emmanuel Macron s’il était réélu, et au-delà l’État français.

Dans un communiqué, le FLNC (regroupant Union des Combattants et 22 octobre) dénonce « le déni méprisant de l’État », salut les mobilisations et déclare : « jeunesse corse, le front est à tes côtés ». Il menace : « si l’État français demeurait sourd… les combats de rue d’aujourd’hui, seront ceux du maquis de la nuit de demain ».

L’Associu Sulidarità demande la libération de tous les prisonniers politiques.

 

17 mars. Les déclarations du ministre déchaînent en France, comme aux plus belles heures des dénigrements de l’île, les réactions des biens pensants, anciens ministres ou chroniqueurs des médias. L’art de mettre l’huile sur le feu…

Plus sérieusement heureusement, de nombreux constitutionnalistes commentent les annonces. Wanda Mastor, qui a rendu en octobre dernier un rapport sur la question de l’évolution institutionnelle de la Corse vers l’autonomie à la demande du président du Conseil exécutif, rappelle : « la seule autonomie qui vaille est l’autonomie législative : la capacité pour la Collectivité de Corse d’adopter ses propres lois… j’ai essayé d’éclaircir le débat en expliquant qu’en droit constitutionnel comparé, l’autonomie signifiait la possibilité pour une région d’adopter ses lois directement, dans un certain nombre de domaines. Ce qui se traduit, dans les discours de la majorité territoriale, par l’autonomie de plein droit et de plein exercice… Indivisibilité n’est pas uniformité et la République française doit, au contraire, se nourrir de sa diversité plutôt que de continuer à la nier ».

Le juge d’application des peines, après avis favorable du Parquet antiterroriste, suspend la peine d’Yvan Colonna compte tenu de son état de santé, afin de lever les contraintes pour sa famille et ses proches de pouvoir le visiter à l’hôpital. Yvan Colonna est toujours entre la vie et la mort.

À l’Assemblée nationale, débutent les auditions des responsables pénitentiaires de la centrale d’Arles. « Il nous faut des éléments de réponse qui ne nous ont pas été apportés sur pourquoi ce régime de faveur » à Franck Elong Abe auteur de la tentative d’assassinat, a commenté Jean Félix Acquaviva, député de Haute-Corse. « Ce ne sont pas six mois d’amélioration, c’est ce qui nous a été indiqué par le directeur de l’administration pénitentiaire, de ce monsieur qui fondent à ce qu’il est un contrat de travail rémunéré, alors qu’aucun dhijadiste n’a ce genre de contrat, et que même le contrôleur des prisons dit que normalement ils sont interdits de ce genre d’activités ». « Cela remet en cause le statut de DPS puisqu’il se trouve que deux DPS ont été mis en contact avec un degré de dangerosité de l’un supérieur à l’autre manifestement. Il va falloir adapter ce statut » a commenté pour sa part le député LR de Corse du Sud, Jean-Jacques Ferrara.

 

18 mars. Gérald Darmanin quitte la Corse. Il n’a pas signé de protocole avec les élus de la Corse, mais un compte-rendu de sa visite rappelant les engagements de l’État, essentiellement : marche vers un statut d’autonomie à définir pour l’île avant la fin de l’année avec un calendrier ; rapprochement rapide d’Alain Ferrandi et de Pierre Alessandri. Il donne rendez-vous en avril prochain, place Bauveau à Paris. Quant à Emmanuel Macron, s’il annonce qu’il n’y a pas de tabous, il nuance les engagements du ministre : autonomie qui reste à définir « dans la République française dont la langue française est la langue », ce qui met le doute sur la volonté de reconnaissance du peuple corse, ou de coofficialité de la langue corse.

L’idée que la violence paie plus que l’action des élus progressent dans l’île. « Peut-être que 95 % du chemin était fait et que les mobilisations ont permis de réaliser les 5 % restant » alerte le politologue Andria Fazi, « en tout cas je ne crois pas qu’il faille minimiser et l’engagement très important de tous ces jeunes et de tous les gens mobilisés au-delà des incidents… il ne faut pas minimiser non plus l’action des élus, mais aussi des associations de prisonniers, des familles, des avocats, ça fait partie d’un tout, et je crois que chercher à opposer une forme d’action contre une autre serait une grave erreur pour le nationalisme ».

 

19 mars. Une nouvelle manifestation est programmée à Aiacciu pour le dimanche 27 mars par la coordination réunie à Corti, hors la présence du président du Conseil exécutif et de Femu a Corsica. « On peut être au départ d’une action politique historique comme on peut être au départ d’un chaos absolu » prévient Paul Félix Benedetti, leader de Core in Fronte. « On va faire le point sereinement pour réfléchir à la façon d’être le plus efficace ensemble » a commenté par la suite le président du Conseil exécutif.

Les clivages se creusent parmi les différents groupes issus de l’ancienne majorité nationaliste (2015-2021), probablement ce sur quoi mise essentiellement le gouvernement, et au-delà l’État français…

 

20 mars. La plupart des lycées et collèges lèvent les blocus et annoncent « d’autres modes d’action ».

 

21 mars. On apprend dans la nuit, la mort d’Yvan Colonna à Marseille des suites de son agression meurtrière. Les siens, la Corse, sont plongés dans le désarroi et l’amertume de l’injustice. Des rassemblements spontanés se forment devant les préfectures.

Sa famille demande à ce que l’on respecte son deuil. •