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Quelle crise des déchets ?

Jean Pereney, premier adjoint de Vighjaneddu, en charge des déchets à la Communauté de communes du Sartenais-Valincu, et Jean Michel Sorba de l’INRA de Corse, élu à Vighjaneddu, ont rédigé une tribune commune sur la problématique des déchets en Corse, publiée sur le média en ligne Robba*. Ils y donnent des pistes de compréhension et de solutions intéressantes. Interview.
 
Vous déplorez une «prise de conscience tardive» du problème des déchets…

Les Corses découvrent l’ampleur du problème lorsqu’en 2016, 4000 tonnes de déchets s’accumulent dans les rues de Bastia pendant les fêtes de Noël. Il y aura ensuite l’épisode de la mise en balles et de l’exportation qui va consacrer l’échec collectif de notre île, de sa population et de ses représentants, à tous les échelons, actuels et passés. La prise de conscience aura été tardive et son effectivité est toujours aux abonnés absents. Voilà pour le paysage.

Le constat en chiffres?

À l’exclusion des déchets professionnels, en 2018, la Corse a produit 236.000 tonnes de déchets ménagers et assimilés (chiffres Syvadec). 73.000 tonnes font l’objet d’un tri vers des filières de recyclage, 23.000 sont issues de la collecte sélective (les fameux bacs de couleur) et 50.000 passent en déchetteries, 163.000 tonnes sont enfouies, dont 148.000 tonnes d’ordures ménagères, ce qui veut dire que la plus grande partie de nos déchets part sous terre sans être recyclé. Ce sont les sacs noirs qui constituent l’essentiel de ce qui est enfoui (91% en 2018) et qui sont à l’origine des nuisances olfactives et des pollutions non contrôlées.

Pourquoi avons-nous tant de mal à appliquer le plan de la Collectivité de Corse?

Les Corses et leurs hôtes, les résidents non permanents, produisent 721 kg/hab/an. La masse des ordures ménagères résiduelles destinées à l’enfouissement reste effectivement élevé: 524 kg/an/hab. contre 254 kg/an/hab. en moyenne nationale.
Le taux de tri réalisé par les particuliers est de 13% (2018) alors qu’il est de 70% en Sardaigne! Si le tri est en progression, la masse des déchets à traiter augmente plus que proportionnellement du fait de la croissance de la population.
Les difficultés de mise en œuvre du plan tiennent à la faiblesse du tri, notamment des bio déchets. Mais elles sont dues surtout à la logique d’un «traitement aval» qui conduit à une faiblesse structurelle et indéfinie de la capacité de stockage. De là, un coût de gestion publique des déchets ménagers par habitant bien supérieur à la moyenne nationale, +64% par rapport aux zones touristiques. Le surcoût est notamment dû au transport (25% contre 8%) et à la collecte (50% contre 37%).

Enfouir ou brûler?

L’enjeu premier est écologique. Il est acquis que nos habitudes à brûler la chandelle par les deux bouts, en surconsommant et en rejetant plus que de raison, doivent prendre fin, rapidement. L’écologie scientifique et politique, et aujourd’hui nos milieux de vie, nous enseignent qu’il n’est plus possible d’enfouir et/ou de brûler nos déchets en pensant faire disparaitre la question. La pandémie sanitaire actuelle montre que l’invisible n’est pas moins dangereux que la part visible de nos problèmes.
On reste pantois quand on pense à ces camions qui traversent notre île da la punta à la Giraglia sinu à Capu Pertusatu pour se rendre à Vighjaneddu. Pas moins de 40000 kms (une fois le tour de la Terre) sont parcourus chaque semaine par la quarantaine de camions qui acheminent les déchets de la Corse sur le seul site de Vighjaneddu.

Un impact pas uniquement financier mais aussi environnemental et sanitaire…

6 tonnes de carbone par semaine et 300 tonnes par an sont émises par ces véhicules. Comment ne pas être alarmés par cette situation alors même que l’OMS cite comme causes cancérigènes majeures les émanations de gaz d’échappement des moteurs diésels? Quid du bilan carbone, du surcoût économique, de la dangerosité et au final de la raison humaine…? Des camions non remplis et trop nombreux qui transportent beaucoup d’eau et beaucoup d’air du fait d’un compactage insuffisant et du caractère fermentescible et de l’humidité des biodéchets.  Il n’est pas étonnant que le coût actuel soit parmi les plus élevés d’Europe et le plus élevé de France, 58 € la tonne transportée contre 20 € ! Sachant que le transport et la collecte des déchets constituent les 4/5e du coût.

L’appât du gain?

Le déchet a changé de statut en une seule génération. De matière indésirable, il est devenu une ressource à l’origine d’un marché public particulièrement attractif. Grosso modo, en Corse, il s’élève à 35 Millions d’euros par an. Pour le grand banditisme, les déchets sont du «pain béni». Les affaires sont légales, lucratives et le financement public est fiable. Une délinquance verte aux accents écologiques se déploie de partout dans le monde. Cosa nostra à New York, la ‘Ndrangheta en Calabre, la Camorra napolitaine, les mafias géorgiennes, celles de Taiwan, et plus proche de nous celle de Marseille, sont toutes très impliquées dans ce secteur d’activité.
Il est vrai que la chaîne de valeur des déchets est loin d’être transparente. Personne ne connait précisément les flux, les destinations, et les marges que procurent chacune des opérations et encore moins le coût des différents scénarios de gestion possibles.

Un enjeu également démocratique?

Compte tenu du retard des infrastructures, les Corses vont devoir faire un effort financier sans précédent. En retour, ils sont en droit de se demander au profit de qui l’impôt est levé, pour la collectivité ou pour des intérêts privés? Le transport est confié à deux entreprises de taille régionale, et l’enfouissement est réalisé par deux installations seulement.
Qui est légitime pour décider de la façon de traiter ces déchet? La loi est sage en laissant aux élus régionaux et aux élus des collectivités le soin d’élaborer le plan de gestion. À ce titre, on peut douter de la légitimité (l’intelligence?) de l’État lorsqu’il passe au-dessus du vote de l’Assemblée de Corse (décision de la Préfète de région en janvier 2020) et de la volonté des populations de Vighjaneddu et de Ghjuncaghju. Le motif invoqué, l’urgence sanitaire, est discutable compte-tenu de la solution choisie: la concentration des déchets sur deux sites dont l’un ne sera opérationnel qu’au second trimestre 2021.

Que faire?

La meilleure façon de diminuer les déchets et leur coût de gestion est d’en produire le moins possible!
Bien plus que le résultat du dysfonctionnement d’un secteur de l’organisation sociale parmi d’autres, la crise est l’expression anthropologique d’une crise plus vaste qui interroge les capacités individuelles et collectives d’une population habituée à se décharger de ses responsabilités sur ses élus, dans leur majorité, il faut bien le dire, peu responsables… Plus globalement, la crise des déchets montre que les hommes, particulièrement dans les pays occidentaux, ont désappris la vie sur terre, ils ne savent plus l’habiter. Ils ont désappris à lier ce qui est produit, ce qui est consommé et ce qui retourne à l’usage. La crise des déchets vient de la rupture de liens qui font de nous des terriens.

Le consumérisme?

Le consumérisme en est la face visible. Il consacre non seulement la pulsion de possession mais également la simplification de notre rapport au monde. Il nous dés-implique.
Peut-on raisonnablement confier le traitement de ses déchets, ceux de sa maison, de son village, de sa ville à d’autres? Ne doit-on pas voir dans le traitement des déchets l’exercice d’un devoir vis-à-vis de l’extérieur mais aussi vis à vis de soi-même?
L’affaire des déchets a à faire avec la dignité humaine. Les espèces animales sont très respectueuses de leur niche écologique, pour des raisons fonctionnelles. L’homme est une espèce oublieuse de sa part animale.
La solution est globale. Elle consiste en un changement aussi profond que radical. Le retour à des relations de proximité est le nouveau paradigme qu’impose la transition écologique. La conception prométhéenne et judéo-chrétienne du progrès et de l’homme disposant sans partage de la générosité illimitée de la nature ne tient plus.
Les preuves sont sous nos yeux: les espaces de Teghjime, de Sant’Antonu et de Teparella sont limités, tout comme la fine pellicule atmosphérique qui autorise la vie sur la planète. Ces espaces que l’on rejette, que l’on oublie ou que l’on cache aujourd’hui sont les stigmates de nos incohérences. Il va nous falloir apprendre à vivre autrement. Et les Corses de se mettre au tri.

De quelle façon?

Repartir à la conquête de nos responsabilités et refuser la logique du «micca annant’à mè» pour une logique du «piddu a me parti».
L’incapacité de la Corse à faire face à ses déchets provient essentiellement du phénomène bien décrit du «Not in my back yard» Nymby, cette forme de repli, de campanilisme étroit, qui en Corse, est alimenté par les difficultés et les nuisances induites par les trop rares centres d’enfouissement existants. Leur surexploitation a entrainé un rejet irrationnel des déchets qu’on ne saurait voir proches de chez soi, fussent-ils les siens.
À ce jour tous les projets d’installations de traitement, y compris les plateformes de compostage de déchets organiques, suscitent la création de collectifs qui craignent de subir le sort des centres d’enfouissement existants. L’acceptabilité sociale de l’idée de territoires perdus, sacrifiés, figure épouvantail de la crise, n’est pas tenable, démocratiquement ni écologiquement. Car l’écologie n’est pas divisible. Pour ne pas être suspectés de comportements campanilistes, certains élus verdissent leurs arguments. Il s’agit de décrier l’enfouissement au profit du «traitement thermique» (faux nez de l’incinération) ou de prétendre que le tri peut à lui seul régler la question des déchets dans son intégralité. Il n’en est rien. N’en déplaise aux Nymby (élus et quidam), il va falloir trouver une solution collective pour traiter les déchets résiduels. Et la charge devra être partagée…

Le tout-enfouissement n’est-il pas une fuite en avant?

Le Centre d’enfouissement Technique (CET) de Vighjaneddu, arrivé à saturation en 2018 a reçu l’autorisation d’une première extension verticale prenant la forme d’un dôme de 223.000 tonnes, qui s’ajoute à la capacité initiale de 450.000 tonnes. Pour faire face à une saturation récurrente, une nouvelle extension de 75.000 tonnes est demandée en 2021, elle vise à assurer la soudure entre le CET («Vighjaneddu 1») et la nouvelle installation classée dite Vighjaneddu 2 (Installation de Stockage de Déchets Non Dangereux – ISDND)!
Ainsi, le traitement des déchets se fera en juin prochain à partir de seulement deux Centres d’enfouissement privés (Prunelli di Fium Orbu et Vigghjaneddu II, et un troisième a obtenu une autorisation d’exploitation à Ghjuncaghju).
La décision prise par la Préfecture d’autoriser l’ouverture de Vighjaneddu II a de fait, perpétué le dispositif du tout enfouissement qui exonère les  communautés de communes et les élus de leur responsabilité locale. Ces sites se trouvent en situation d’imposer leur tarification. Lorsque l’on connaît la convoitise qu’exerce le domaine des déchets, on peut raisonnablement s’inquiéter du potentiel conflictuel et criminogène de la décision prise par l’État.

Que proposez-vous?

La création de sites de taille modeste (autour de 20 à 30.000 tonnes) aux dimensions de 2 ou 3 communautés de communes d’une part et le traitement spécifique des déchets urbains en périphérie des Communautés d’agglomération d’autre part sont de nature à réunir les vertus et les principes que réclament la crise:
– raisonner en terme de service public (qui limite et maîtrise le recours aux opérateurs privés) dans la double perspective de leur traitement séparé et de leur valorisation,
– traiter la totalité des biodéchets selon un principe de proximité de traitement et de valorisation,
– une autonomisation des communautés aux différentes échelles en concentrant les moyens humains et financiers vers le tri à la source et le traitement séparé des biodéchets,
– une prise en charge collective du traitement des déchets résiduels selon les principes de solidarité et d’autonomie,
– une rationalisation des dépenses d’équipement qui écarte l’exportation de matières vers d’autres territoires.
À la vision d’une écologie qui finit aux portes de sa maison, gageons que les Corses substitueront une logique de responsabilité citoyenne. Dimmi quant’è tù ghjetti è induve tù ghjetti, ti diciaraghju quale sì?

 

* www.wmaker.net/robba
Nouvelle revue en ligne pour nourrir le débat public. Arritti y reviendra.