À l’approche des étrennes… nous repérons en livres de poche parus en novembre 2022 Justice en Corse (qui est une réédition) et Corse, Omerta chez les juges qui en est la suite, par Jean Claude Rogliano. Non pas que nous les ayons découverts, le célèbre écrivain corse nous les avait humblement offerts en son temps, et nous avions été consternés par la lecture du premier en 2002, mais Arritti a pris le temps d’entrer dans la lecture de ces témoignages car ce qu’ils nous livrent est tellement effarant, que nous ne voulions pas en parler de manière trop synthétique. Ils sont un enseignement terrifiant de comment peuvent être détournées des lois dans l’indifférence, pire la complicité de notre société au profit d’un culot extraordinaire. N’importe qui aurait pu devenir violent face à une telle expérience, mais Jean Claude Rogliano, a préféré prendre sa plume pour lancer un plaidoyer pour une vraie justice en Corse.
Quelques mots d’abord de l’auteur. Jean Claude Rogliano est un personnage dont on pourrait… écrire un roman ! Écrivain, réalisateur de documentaire, poète, conteur, bâtisseur de la pensée et des vieilles pierres, il fait partie de de ceux qui ont porté Canta u Populu Corsu dans les années 70 et ont été loin dans l’engagement… Militant des premières heures, c’est un patriote inconditionnel, mais néanmoins lucide et qui ne transige pas avec les valeurs qui ont fondé le mouvement et surtout notre société rurale. Un homme de culture, capable d’acheter de vieilles ruines pour leur redonner vie et ce faisant rendre l’âme à toute une région. Avec son épouse Danielle, il a réinvesti ainsi son village, Carchetu, au cœur de la Castagniccia il y a plus de 40 ans en rachetant e case torre de Tèvola, pour les restaurer et démontrer qu’on pouvait y vivre. C’est là qu’est née l’une de ses œuvres, qu’on dit la plus vendue dans l’histoire de la littérature corse. Le Berger des Morts, Mal’Cuncilio est publié dans les années 70, en pleine période d’affirmation identitaire du riacquistu dont Jean Claude est un acteur. Réédité en 2018, c’est un livre culte qui parle d’un châtaignier multicentenaire au tronc creux et noué de douleurs, à la fois refuge et maléfisme, réceptacle des mystères de nos légendes et superstitions, de nos peurs, de nos imaginaires, comme de nos espoirs de rédemption. Le livre a inspiré un chant de Canta u Populu Corsu du même nom, une danse de Marie-Claude Pietragalla, un film documentaire aussi L’âme corse réalisé par Jean Claude Rogliano. Ainsi, les Contes et Légendes de Corse n’ont pas de secret pour lui, il écrit cet autre livre avec l’une de ses filles, Agnès Desideri, en 2019. C’est un homme de veillées et de récits, passionné d’Histoire. D’ici, avec Les mille et une vie de Théodore, roi de Corse (2009), ou d’ailleurs, avec Visa pour un miroir (1998), qui a pour fond le parcours d’un convoi humanitaire organisé depuis la Corse pour soutenir le peuple roumain lors de la chute du dictateur Ceaucescu. Arrêtons-là l’énumération de ses œuvres car il a encore d’autres ressources, des recettes culinaires à la bande dessinée ! Jean Claude Rogliano a une histoire assez singulière. À Bastia, on le croise quelques fois sillonnant les rues pour rechercher quelques inspirations, le dos courbé, l’allure sautillante, le sourire en coin, la conscience toujours en éveil. S’il vous interpelle vous en avez pour un moment à ce qu’il vous parle de ses futurs projets pour son île, ou bien le sourcil froncé c’est lui qui écoutera, attentif, pour voir comment vous aider de ses réflexions.
Venons-en à ces deux livres qui content l’histoire vraie d’une spoliation inouïe : la sienne. Tellement, qu’on voudrait qu’il provoque une prise de conscience jusqu’à la révolte. Comment peut-on imaginer – admettre – de telles choses de nos jours ?
Premier « épisode » si l’on peut dire, l’histoire d’un pillard – baptisé Passamuri par l’auteur – qui pénètre par effraction, à l’ancienne, chez Jean-Claude Rogliano, c’est-à-dire en faisant un trou dans le mur (mitoyen aux deux maisons), le dévalise de ses biens, puis, lorsqu’il est démasqué – lesquels biens ayant été découverts entreposés dans sa cave – envoie sa femme supplier Jean-Claude Rogliano de ne pas porter plainte pour que son époux – le pillard – ne perde pas son travail de facteur. Et, in fine, à l’appui de la générosité de sa victime qui se contente seulement de récupérer ses biens, opère trois années plus tard, lorsqu’il y a prescription, à un second round dans l’ignominie et le culot le plus total, celui de porter plainte contre sa victime pour récupérer à nouveau les meubles volés, et pire, la maison toute entière, en s’appuyant d’une erreur (prouvée) du cadastre ! Chjìbba ! Saetta ! Ci vulìa u stòmacu !
Malgré les évidences, les constats d’huissier, les contre-expertises, les témoignages imparables et même les aveux produits devant la Cour qui permirent à Jean-Claude Rogliano d’obtenir gain de cause en première instance, le couple de pillards, décidément vernis, s’en tiraient sans condamnation ! Comble, encouragés de la sorte, ils n’hésitent pas à se pourvoir en appel !
Le troisième round lui, concerne la Justice et justifie le livre : le juge d’appel, en effet, faisant fi de tous les éléments évidents qu’a pu produire la victime prouvant que la bâtisse était bien sienne, décidait qu’une partie de la maison devait revenir aux pillards ! Il faut dire que sur trois magistrats requis, seul un avait siégé. Un manque de quorum fréquent parait-il, contrairement à l’exigence, et qui aurait pu être invoqué pour un recours en annulation si la solidarité entre magistrats n’existait pas… Mais le problème était tout de même la décision rendue par ce seul magistrat non seulement inique, mais aussi stupide puisqu’en donnant droit à Passamuri, le juge ne lui permettait pas d’accéder au bien puisque cette partie de la maison n’est accessible que via celle conservée par sa victime !
Reste le pourquoi d’une telle complicité ?… Jean-Claude Rogliano ne mit pas trop de temps à se rendre compte qu’il s’agissait du même magistrat qui l’avait lésé quelques mois plus tôt dans une tout autre affaire, au sujet d’un appartement qu’il louait à Bastia et qu’il avait souhaité acquérir, mais que le voisin avait acheté à son nez et à sa barbe, lui qui avait pourtant déjà accompli les premières démarches. Ce faisant le magistrat en question avait prononcé un avis d’expulsion, totalement illégal selon le bail et les reçus de location, avec à la clé « des dommages et intérêts dont le montant équivalait au centime près… au prix de l’appartement » acheté par le voisin ! Voisin qui se trouvait être le fils d’un confrère du juge ayant prononcé la peine et qui « lui était apparenté » ! « Un cas de népotisme ordinaire en cette île » commente Jean-Claude Rogliano décidément bien philosophe… « Comment le premier déni de justice expliquait le second était pour tout insulaire une évidence : on ne pouvait résoudre cette équation à une… inconnue, que si l’on connaissait les mécanismes qui régissent le clan corse et les dérives qui l’ont perverti » !
Et Jean Claude Rogliano de rappeler tout ce dont ce clan a été capable tout au long de notre histoire…
Arritti vous engage à lire, ou relire, tous les détails extravagants de cette affaire sordide. À l’époque, elle défraya la chronique et la presse consternée, en Corse mais aussi en France (Le Canard Enchaîné, France 2 dans Envoyé Spécial, etc.), en fit ses choux gras. Mais voilà… Jean-Claude Rogliano fut bel et bien lésé et perdit près de la moitié de sa maison ! « Il ne s’agit pas d’une banale turpitude, d’une vague erreur judiciaire ou d’un larcin commis par quelque voleur de bicyclette : il s’agit d’un racket. Un racket immobilier. Un racket perpétré avec la complicité d’un magistrat ! »
Corse, Omerta chez les juges est la triste suite de Justice en Corse qui nous ferait volontiers conseiller à Jean-Claude Rogliano di fassi signà l’ochju tellement il semble persécuté par tout un système ! Mais n’est-il pas plutôt le symbole d’une réalité insulaire ?
C’est la constitutionnaliste Wanda Mastor qui signe la préface et résume ainsi l’ouvrage : « Ce n’est pas seulement le second volet de l’affaire de spoliation dont l’auteur fut la victime qui est ici développé. C’est aussi le récit d’une Corse qui, après des années de luttes multiples, et malgré des victoires éclatantes qui auraient dû en être l’épilogue, continue de souffrir dans sa chair. Mais ne capitule toujours pas et Jean-Claude Rogliano veut, par ce livre, que chaque page (…) soit une arme pour mener ce combat désespéré contre les atteintes sournoises ou forcenées à la démocratie dont notre île se meurt. » Car, comme le dit l’auteur, « si les deux forfaitures que j’avais subies étaient peu ordinaires, elles étaient loin de constituer un cas isolé. Je compris que je devais me battre mais pas seulement pour défendre ma cause » pour dénoncer « une justice bafouée par ceux-là même qui doivent la faire respecter ».
Au fil des pages l’auteur décortique la complicité de toute la magistrature ou du moins d’une partie conséquente d’entre elle. Au lendemain de la publication de Justice en Corse, peut-être a-t-il espéré un sursaut de celle-ci ? Il hérita d’un communiqué outré, dénonçant « caricature » et « contre-vérités »… Ainsi d’anecdotes en récits historiques, il plonge dans la culture insulaire pour analyser l’ignominie de cette « violence insidieuse où la cagoule est remplacée par la toque et le 11.43 par l’autorité de la chose jugée et où seul, chez cette caste, le silence… magistral, par esprit de corps et souci d’avancement, mérite plus sûrement le terme d’omerta ». Il analyse ainsi, des causes aux symptômes, le mal insulaire, le clan, les fraudes, la prime à la vache, la mafia…
Car son passe-muraille ne s’arrêta pas en si bon chemin… Il s’attaqua d’abord au châtaigner de Mal’Cunciliopour détruire ce patrimoine de notre âme, qu’heureusement une mobilisation populaire contraigna le préfet à protéger. Il se permit même d’adresser une lettre de menace à sa victime, sur papier toilette ayant préalablement servi… La plainte qui s’en suivit démontra – encore – que du côté de la magistrature, à différents échelons, malgré expertise graphologique et évidences innombrables, on n’avait toujours pas digéré Justice en Corse… Mais comment Jean-Claude Rogliano a-t-il pu garder le moral et la foi en la Corse par la même occasion ?
« Les messages continuent de me parvenir. Ils disent à peu près ceci : “ce n’est pas seulement votre guerre. C’est pour nous aussi que vous parlez. Vous avez des armes que nous n’avons pas. Ne vous arrêtez pas…” »cette introduction, en forme de conclusion, dans son premier ouvrage, nous en dit long sur le problème de la Justice en Corse. Elle témoigne du trop grand nombre de personnes se sentant impuissantes face à… l’injustice ! Récemment, à propos d’une affaire en cours, un avocat me confiait, désabusé, de constater le deux poids deux mesures que l’on rencontre trop souvent chez les juges insulaires, par complicité ou par lâcheté, où, pour mieux préserver certaines crapules, on s’en prend à leurs victimes que l’on veut faire passer pour délinquantes… Dans sa préface de Justice en Corse, le journaliste Michel Codaccioni l’exprime aussi : « La véritable réparation, la victoire de Jean-Claude Rogliano, donc celle de tous les démocrates, serait de voir la justice devenir (redevenir ?) une vertu… et condamner les hommes qui, chargés de la rendre en toute équité, s’en saisissent à des fins détournées par les chemins de la trahison. » Ce sont des mots durs qui trahissent une grande amertume. Heureusement, et surtout, il ne faut pas faire l’amalgame. Bien des juges et hommes de loi fonctionnent avec sérieux et véritable vocation pour le droit et la justice. Mais quelques-uns dont ceux qui se sont rangés aux côtés des escrocs de Carchetu, ou d’ailleurs, sont une insulte à la probité de toute la profession. Sans parler d’autres travers insupportables dans le fonctionnement du système judiciaire. Des enfants en maltraitance, oubliés de la justice, aux femmes battus également abandonnées à leurs bourreaux, jusqu’aux mafieux que l’on préfère ne pas importuner malgré bien des preuves et accusations évidentes, le système se rabat parfois, souvent, sur des affaires « sans objet » comme pour mieux justifier la mobilisation durant des années de procédures judiciaires qui n’avaient pas lieu d’être, et tant pis si l’on salit les victimes par cette mascarade !
C’est surtout le symptôme d’une société malade qu’il faut soigner. « Demeurent encore à écrire d’autres livres traitant de la responsabilité de chaque administration insulaire, des tares qui maintiennent cette île dans un état de non-droit, et dont celle de la justice ne possède pas, bien entendu, le monopole », nous dit Jean-Claude Rogliano, pour que « chaque page à écrire de ces livres soit une arme pour mener ce combat désespéré contre les atteintes sournoises ou forcenées à la démocratie dont notre île se meurt. »
À lire et à faire lire pour participer à ce noble combat. •