Cela semble se répéter telle une farce tragique. Les mêmes discours, les mêmes communiqués, la même sidération. La même scène, presque automatique. Prise de conscience collective, dit-on. Nous ne voulons pas de cet héritage pour nos enfants, il faut réagir, nous devons prendre nos responsabilités. Des paroles. Et puis ?
Et puis nous choisissons ? Nous choisissons quand parler et quand nous taire, où intervenir et où détourner le regard ? Nous choisissons nos combats, selon l’émotion du moment, selon nos affinités, selon les proximités ? La posture, l’image, le bon mot au bon moment. Mais dans quelques jours, cette famille décimée, détruite, qui priera en silence pour cette jeune fille de dix-huit ans arrachée à la vie, se retrouvera bien seule. Alors on s’indigne, on se scandalise, les tribunes pleuvent, les cris montent. Et puis le lundi arrive, le travail reprend, la routine s’impose, et avec elle, l’oubli. Les voyous, eux, restent. Les mafias, les factions, les dérives mafieuses, quel que soit le terme, la violence, la peur, tout cela ne disparaît pas une fois la vague d’émotion retombée.
Alors on débat, on dissèque, on commente. Il est important de bien nommer les choses. D’accord. Mais pendant ce temps, la gangrène s’étend. Et il serait temps d’ouvrir les yeux : elle est partout. Elle est en nous, autour de nous. Nous la côtoyons, nous l’acceptons, nous nous y résignons, parfois même nous l’admirons. Nous en connaissons tous, de près ou de loin.
Mais peut-on vraiment s’y résoudre ? Peut-on accepter que la jeunesse de cette terre sombre ainsi, happée par le trafic, par l’argent facile, par la drogue, par les armes, par la fascination morbide du « grand banditisme » ? Peut-on détourner le regard alors qu’un enfant, à peine sorti de l’adolescence, se promène pistolet dans la sacoche ? Alors qu’un jeune Corse qui touche à la cocaïne est un avenir qui se brise net. Alors qu’un jeune Corse assassiné, c’est tout un peuple qui saigne.
Tout est là, sous nos yeux : la drogue, les armes, les règlements de comptes. Il ne s’agit plus de constater, mais d’agir.
Et surtout, il faut cesser les raccourcis nauséabonds. Non, ce n’est pas l’immigration qui a engendré ce fléau. Nous n’avons eu besoin de personne pour nous autodétruire. Nous l’avons fait seuls, méthodiquement, et depuis longtemps. La responsabilité est partagée, bien sûr, mais il serait trop facile de toujours accuser l’autre.
Et évidemment, l’État français porte une responsabilité immense dans ce naufrage. Combien d’enquêtes avortées ? Combien de dossiers enterrés ? Combien de témoins ou de jurés menacés ? Combien de complicités passives ou actives ? L’impunité gangrène autant que le crime lui-même. La Corse ne pourra jamais sortir de cet engrenage tant que Paris ne décidera pas, enfin, d’y mettre un terme, avec les moyens et la volonté nécessaires.
Mais nous ? Nous, au-delà des mots ? Après les larmes, après l’indignation, que faisons-nous ? Pouvons-nous laisser ces familles endeuillées sans réponses, sans espoir, sans justice ? Acceptons-nous que la vie de cette jeune femme soit prise pour rien ?
Il faut dire les choses clairement. On ne peut pas condamner la violence d’un côté et glorifier les voyous de l’autre. On ne peut pas pleurer les victimes tout en continuant à serrer la main de leurs bourreaux. Il faut choisir. Collectivement. Décider de l’avenir que nous voulons. Accepter que ce ne sera pas sans douleur, sans conflit, sans renoncement.
Mais il faut le faire. Parce que cette mascarade a assez duré. Il faudra du courage. Beaucoup de courage.
Espérons que ce qu’il s’est passé à Ponte-Leccia soit enfin le point de bascule. Que ce soit la clé. Sinon, nous n’aurons plus que nos larmes pour pleurer les prochaines victimes. Et elles viendront. Nous le savons tous. •