Bus incendiés, cocktails molotov, scènes de violence urbaine : l’Irlande du Nord a été à nouveau le théâtre d’événements qui l’ont replacée vingt-cinq ans en arrière. Ce sont les extrémistes « loyalistes », adeptes d’une relation immuable avec Londres, qui ont manifesté de la sorte. Car, pour eux, le Brexit crée les conditions d’un autre avenir pour l’Irlande du Nord en Europe.
Le Brexit est avant tout un traité international, et il ne pouvait se faire que dans le respect des autres traités internationaux en vigueur. Parmi ces traités, celui dit des « accords du Vendredi saint » qui avait mis fin en 1998 à trente années de conflit armé, était très important. Il avait été signé par les parties prenantes au conflit nord-irlandais, protestants et catholiques, par le Royaume Uni et par la République d’Irlande, tout cela sous le parrainage tant de l’Union Européenne que des États-Unis.
Un quart de siècle après, l’Europe, solidaire de son « État-membre » irlandais, et les États-Unis, ont maintenu la pression. Pour l’Europe, tout accord commercial assurant au Royaume Uni un accès libre au marché européen avait pour préalable absolu le respect du traité sur la paix en Irlande du Nord, tandis que les États-Unis, encore présidés par Donald Trump, avaient aussi déclaré officiellement que tout accord commercial des USA avec le Royaume Uni lui serait subordonné. Joe Biden, alors simple sénateur, avait lui-même surenchéri : « Nous ne pouvons pas permettre que l’accord du Vendredi saint qui a apporté la paix en Irlande du Nord devienne une victime du Brexit (…) Tout accord commercial entre les États-Unis et le Royaume-Uni doit être subordonné au respect de l’Accord et à empêcher le retour d’une frontière dure. »
Cette question de « l’absence d’une frontière dure » entre l’Irlande du Nord, britannique, et le reste de l’île, la République d’Irlande, membre de l’Union Européenne, fait l’objet d’un chapitre entier du traité finalement validé le 31 décembre 2020 entre Londres et Bruxelles, sous l’appellation de « Protocole Nord Irlandais ». Il prévoit que le Nord de l’Île reste inclus dans le marché européen, et que les contrôles nécessaires sur les échanges économiques entre l’entité britannique et l’entité européenne se déroulent dans les ports et aéroports nord-irlandais, particulièrement à Belfast, et non au niveau de la frontière terrestre qui partage l’Irlande en deux.
Concrètement de quoi s’agit-il ? Chaque bateau parti du Royaume Uni vers l’Irlande du Nord doit distinguer deux types de chargements : ceux destinés à rester en Irlande du Nord, et ceux destinés à passer en zone économique européenne. L’existence de l’accord sur le Brexit ne crée pas de droits de douane financiers à l’entrée de ces marchandises en Europe tant qu’il est respecté. Mais il crée une obligation de déclaration au niveau de Belfast, comme elle existe à Calais, Rotterdam ou Bruges, et dans tous les autres ports d’Europe. Même chose pour les marchandises arrivant à Dublin ou Cork, qui doivent être déclarées en distinguant celles destinées à l’Irlande du Nord.
Déjà, la mise en place de ces nouvelles formalités de douane entre Europe et Royaume Uni a provoqué une belle pagaille au début, et, plusieurs mois après, les embouteillages administratifs restent nombreux. Le régime de « double déclaration » exigé à Belfast, selon la destination du chargement, complique singulièrement les procédures et les contrôles, et les problèmes rencontrés ont été dès lors plus importants. À tel point que les chaînes de supermarchés d’Irlande du Nord, alimentées par les grandes enseignes anglaises, ont connu des retards pour réapprovisionner leurs rayons de nourriture ou de fournitures basiques, et que les désordres sont encore loin d’être résorbés.
Tous ces dysfonctionnements de départ ont fait ressentir à l’opinion nord-irlandaise, particulièrement sa partie protestante la plus loyaliste envers le Royaume Uni, que sa situation géopolitique était en train d’évoluer, et que, sur le long terme, cela pourrait déboucher sur un rapprochement de l’Ulster avec Dublin auquel plusieurs veulent s’opposer en relançant le conflit qui avait pris fin il y a un quart de siècle.
C’est pourquoi ces violences inquiètent, tant à Belfast qu’à Dublin, Londres, Bruxelles ou Washington. Le Brexit est en train de produire là ses premiers effets politiques. •