30 années ont passé depuis ce funeste 5 mai 1992 qui emporta le soir même ou à sa suite 19 victimes et fit près de 2400 autres blessés, plus ou moins gravement, pour certains durablement. Toute la Corse a été meurtrie, 18.000 personnes étaient au stade de Furiani ce soir-là, la quasi-totalité de la population devant son téléviseur, toutes les familles ont été touchées plus ou moins directement par la catastrophe.
La Corse toute entière a vécu ce traumatisme qui ne se résume pas à la chute d’une partie de la tribune aspirant dans le vide 4.000 personnes, mais aussi bien au-delà d’elles, aux souffrances psychologiques et morales qui se sont prolongées des semaines, des mois, des années durant sur toute une population. 30 ans après, on l’a dit, tous se souviennent où ils étaient au moment du drame et comment ils ont été marqués par leur vécu de la catastrophe. Le bruit dans la tête de ce mikado qui s’effondre emportant les rêves de victoire d’un peuple venu faire la fête, cet enchevêtrement épouvantable de ferraille, les images d’horreurs des parents, des amis, des inconnus ensanglantés, les appels des enfants, les corps allongés sur la pelouse du stade, lieu de tous les exploits passés, les va-et-vient incessants des hélicoptères, l’hôpital de Bastia trop petit pour accueillir les victimes, couchées à même le sol jusque dans les couloirs, les joueurs et les bénévoles venus donner leur sang, les longues files d’attente pour téléphoner aux familles dans l’inquiétude, depuis les villas de riverains sur la route menant au stade, désormais baptisée « Via di u 5 di maghju 1992 »…
Et puis, toutes ces nuits blanches du traumatisme qui ne s’efface pas, ce pesant silence dans les rues, les enterrements, la douleur de celles et ceux qui ont perdu un enfant, un père, une mère, un époux, une épouse, un frère, une sœur, des amis… l’indécence des débats autour du match à jouer ou pas, la non prise en charge psychologique, le mépris des attentes des victimes demandant des comptes, les révélations de l’enquête sur la décision d’abattre la vieille tribune nord, réunissant dans une salle exigüe tous les corps de sécurité, observant sans broncher un homme leur dessiner au feutre sur une feuille de papier ce qu’il comptait faire, sans plan officiel, sans garantie, puis les travaux menés à la hâte, sans permis de destruction, ni de reconstruction, la grève des dockers empêchant l’acheminement de matériaux manquants, la décision folle de les remplacer par des échafaudages inadaptés, le montage dans l’urgence, au mépris de toutes les règles, toutes ces fautes, ces négligences coupables, l’incroyable succession de défaillances de toute la chaîne de contrôle, le scandaleux profit réalisé aussi, la recette qu’on ne retrouvera pas… Et puis encore ce procès dans l’incapacité d’apaiser les victimes et leurs familles, la clémence des peines à l’encontre de celles et ceux qui auraient dû prévenir le drame, la relaxe de l’État, la non-inquiétude des plus hautes instances du football français, le débat qui n’eut pas lieu du pourquoi incompréhensible de l’absence de vrai stade à Bastia, club centenaire, européen quatorze ans plus tôt, finaliste de la coupe de France onze ans plus tôt, brillant régulièrement parmi l’élite, mais qui jouait dans une enceinte digne du tiers-monde ! Plus tard, qui, des organismes de contrôle, s’est encore soucié du coût exorbitant de sa « modernisation » plus de 40 M d’euros et quelques 10 années d’attente, quand ailleurs on construisait pour plus de dix fois moins cher en deux ou trois ans des stades bien plus somptueux ?
Il a fallu 29 longues années de combat aux victimes, à leur famille, à leurs enfants, aux militants de cette cause, pour faire comprendre que la Corse avait payé cher cette somme d’incuries, de scandales, de mépris. 29 années de manifestations et d’actions de toutes natures, de soutiens venus de toute l’Europe, de nombreux clubs pour enfin obtenir une loi qui reconnaisse le « drame national » qu’est le 5 mai 1992, et impose à la Fédération Française de Football que nul n’était parvenu à infléchir jusqu’ici, que cette date soit à jamais une journée de recueillement, de remise en question, d’éducation de la jeunesse, et surtout pas une journée de liesse.
Pourquoi empêcher tout match de compétition officielle un 5 mai en France ? Pour qu’il n’y ait pas de débordements festifs dans les rues pour saluer une victoire qui n’a pas eu lieu un 5 mai 1992. Pour qu’il n’y est pas, comme on n’a pu le constater hélas ce 5 mai 2022 au stade Vélodrome de Marseille, à l’occasion de la demi-finale retour de la Coupe de la League Europa, une minute de silence non respectée à la mémoire des 19 victimes et des 2357 blessés de la catastrophe de Furiani. Pour que les jeunes générations soient interpellées par l’histoire de cette journée. Pour que le foot business ne gagne pas toujours… Les différentes manifestations qui ont présidé à la commémoration des 30 ans de la catastrophe de Furiani ont été une étape importante dans la prise en compte du drame et des souffrances qu’il a engendré. Le deuil n’est pas encore fait, le sera-t-il un jour ? Mais cette année, grâce au Collectif des victimes du 5 mai 1992, grâce à tous celles et ceux qui ont soutenu leur combat, grâce à cette loi et aux députés et sénateurs qui l’ont portée et votée, grâce à nombre d’initiatives comme celle du film « 5 mai 1992 » réalisé par Corinne Mattei (lire ci-contre), si la douleur ne s’est pas vraiment estompée, elle s’apaise.
Durmite in pace care vìttime. Mai ùn vi scurderemu. •
Fabiana Giovannini.
Frà i tempi forti di sti 30 anni
Parmi les temps forts de cette commémoration des 30 ans de la catastrophe de Furiani, l’artère principale de la commune de Furiani reliant la route du village au stade Armand Cesari, a été baptisée « Via di u 5 di Maghju ». On se souvient que le soir du 5 mai après la catastrophe, des centaines de supporters dans l’impossibilité de regagner immédiatement leur domicile, ont fait une queue interminable pour donner un bref coup de fil et rassurer leur famille depuis les villas qui bordent cette route. Ainsi, parmi les innombrables gestes de solidarité et d’entraide lors de cet événement tragique, les riverains ont répondu présents, à l’image d’autres gestes spontanés, comme ces dizaines de personnes qui se sont improvisées sur place brancardiers ou infirmiers, pour extraire les victimes de leur enfer de ferraille. Comme aussi les dizaines d’autres (parmi lesquels les joueurs du Sporting Club de Bastia et leur staff) qui sont venues jusqu’à l’hôpital de Bastia donner leur sang. Furiani a témoigné ainsi de moments de grande humanité. Saluons cette initiative du maire et de son conseil municipal. •