Erick Miceli est docteur en histoire moderne et spécialiste des dynamiques politiques dans la Corse de l’époque moderne. Il a publié en février 2024 « Les révolutions corses et l’idée républicaine. Pascal Paoli face à ses innovations, limites et contradictions ». L’ouvrage est issu de sa thèse « La Corse entre trois souverainetés, 1750-1770. Dynamiques politiques, intellectuelles, et ambitions personnelles durant le “moment paolien” des crises révolutionnaires corses » soutenue à l’Université de Corse en décembre 2022.
Comment a évolué la façon dont les historiens étudient Paoli et la période paoliste ?
On a une vraie naissance des études paolines à partir du début des années 2000 avec les travaux d’Antoine-Marie Graziani et de Carlo Bitossi. Ce qui va être intéressant, c’est qu’un historien corse et un historien génois travaillent ensemble, avec une vraie démarche d’études des archives génoises. Un problème que l’on avait jusqu’aux années 2000, c’est que l’on essayait de faire l’Histoire de la Corse qu’à partir des sources locales. Pour comprendre l’histoire des révolutions corses, il faut se déplacer à Gênes et plus précisément à l’Archivio di Stato. Finalement il y a très peu de chercheurs corses qui vont travailler là-bas. En fait, si on parle beaucoup de Pascal Paoli, on ne le travaille que très peu.
Vous offrez une relecture du « moment paolien ». Est-ce que vous pourriez définir ce que c’est ?
D’une manière générale, on utilise la dénomination d’« État corse » ou de « Généralat ». Or, quand je commence cette recherche, je me rends rapidement compte que ces termes sont imparfaits car « l’unification de la Corse » est tardive, seulement à partir de 1763 lorsque le sud (le Delà-des-Monts) est réuni avec le nord (le Deçà-des-Monts). L’idée était de remplacer ce terme de « Généralat » qui donnait l’impression que toute la Corse avait été paoline pour montrer que cette construction était progressive, région par région. Parce que tous les Corses n’ont pas été des révolutionnaires, tous les révolutionnaires n’ont pas été paolistes et ensuite tous les paolistes ne l’ont pas été de la même manière. L’ambition était d’apporter un peu de nuance et de diversité dans cette Corse du XVIIIe qui est beaucoup plus complexe que ce que l’on écrit habituellement.
Quelle relecture de ce moment historique votre thèse et votre ouvrage présente ?
L’originalité de ce travail, c’est qu’il s’insère dans la dynamique lancée par Graziani et Bitossi, à savoir un travail réalisé aux archives à Gênes. Ce qui est intéressant quand on regarde la source génoise c’est que l’on se rend compte qu’il n’y a pas juste Pascal Paoli, on a une pluralité d’acteurs, une pluralité de familles, une pluralité de partis et de régions qui n’ont pas les mêmes intérêts. Lorsque l’on parle des révolutions corses, on parle de la nation et du patriotisme comme la signification de ces termes était unique. Mais on oublie finalement que pendant ces révolutions il y a différents types de patriotismes corses qui n’ont parfois rien à voir les uns avec les autres et qui sont souvent conflictuels. L’autre élément c’est de montrer que l’on est dans un moment républicain avec ses innovations et limites. Il y a aussi le fait que nous soyons dans un moment machiavélien, car Pascal Paoli est quelqu’un qui pense le politique à partir de Machiavel. Dans Le Prince, il y a un chapitre, le Principat civil, qui apparaît comme matriciel. L’ouvrage permet également de relire la première moitié des révolutions en Corse. À ce moment-là, ce n’est pas un mouvement indépendantiste qui est à l’œuvre, mais une instrumentalisation du patriotisme par un certain nombre de notables. Les révolutions n’ont alors pas forcément une grande dimension idéologique, c’est surtout une manière de mener une discussion avec les Génois. C’est un rapport de force. Cela commence à changer à partir des décennies 1740 – 1750 puisque l’on va avoir des populations qui vont être nourries par un discours patriotique national. C’est cela qui va conduire, à partir de 1755 avec l’arrivée de Pascal Paoli au pouvoir, à la promotion d’un patriotisme national qui va s’opposer avec les vues et les desseins de la notabilité.
On retient l’époque paolienne comme celle de la naissance du peuple corse, mais vous décrivez deux notions opposées du « popolo » durant cette période. Quelles sont-elles ?
Depuis le XIIIe siècle, existe en Corse un popolo dans son sens médiéval (c’est-à-dire une assemblée des notables) qui va être actif jusqu’au XVIIIe siècle. C’est en ce sens que le terme est utilisé au début des révolutions corses. Ce qui se passe avec le développement du patriotisme c’est qu’un certain nombre d’individus déconnectés des grandes familles commencent à apparaître dans l’espace politique. C’est l’émergence d’un popolo avec de nouveaux acteurs, des patriotes, souvent des individus issus des petites bourgeoisies ou des jeunes milieux économiques. Une des originalités de l’ouvrage c’est d’essayer de voir comment le moment paolien n’a pas été qu’un moment d’unité, mais a aussi été un moment de conflit entre d’un côté des notables qui veulent se maintenir dans leur position et de l’autre côté Pascal Paoli qui essaie de promouvoir d’autres catégories de population. Il y a donc la conflictualité entre deux visions du popolo.
Vous décrivez le moment paolien comme « la crise originelle du patriotisme corse ». Quelles en sont les raisons ?
À partir de 1768, quand commence la guerre avec les Français, on va avoir une opposition : d’un côté, le popolo médiéval qui se tourne du côté des Français en vue de l’obtention d’une reconnaissance des noblesses, et de l’autre côté le popolo paolien qui veut maintenir le statut qu’il a acquis pendant la période, mais qui va perdre la guerre. Si on lit les révolutions corses à partir de cette dualité, Ponte Novu n’est finalement que la défaite du popolo paolien. Pour le popolo médiéval, la fin des révolutions corses serait plutôt septembre 1770 lorsqu’est officialisée l’incorporation de la Corse dans la couronne de France. C’est pour cela que les révolutions corses sont, selon moi, une crise originelle du patriotisme corse dans la mesure où tout le monde se revendique du « peuple corse », mais avec une signification non seulement différente, mais profondément antagoniste.
Qu’est-qui fait la réussite de l’entrée de Paoli dans le jeu politique entre 1753 et 1755 ?
Son entrée dans le jeu politique fonctionne parce qu’il profite d’une dynamique assez favorable. D’un côté il y a les Matra, famille puissante, mais avec beaucoup d’ennemis, qui tient le mouvement révolutionnaire depuis le mitan de la décennie 1740, mais qui est obligée de lâcher une partie du pouvoir. Les Matra vont nommer comme général un nouveau venu particulièrement riche pour le milieu local, un certain Gaffori qui est utilisé comme un prête-nom. Gaffori sera ensuite tué lors d’une vengeance en 1753. Or, le but des Matra est avant tout de parvenir à une conciliation avec les Génois qui permettrait d’obtenir une reconnaissance de noblesse, ce qui signifie pouvoir entrer au Sénat génois, d’obtenir la citoyenneté génoise, des avantages commerciaux, etc. De l’autre côté, on a un parti des Cinque Pievi qui émerge, mais sans qu’il y ait une personnalité très forte. Ils décident donc de nommer Pascal Paoli général, un homme qui n’a aucune légitimité, qui n’a aucun poids. Chose que les Matra acceptent volontiers. C’est une forme de consensus. On laisse le pouvoir à un autre parti opposé, mais à un homme qui n’a pas de poids. Paoli a la chance d’être l’homme faible d’un parti fort. La suite de l’histoire, on la connaît : l’homme était plus ambitieux que ne le pensaient les contemporains !
Vous consacrez un chapitre à la ghjustizia paolina, Quelles en sont les innovations et les limites ?
La Corse génoise est caractérisée par une sous-administration et une justice non rendue par l’État. La stratégie de Pascal Paoli est de renforcer son pouvoir en affirmant qu’il rend justice, qu’il le fait bien et surtout très rapidement. On a cette idée qu’il faut montrer la justice, il faut que ce soit de la communication. Mais cette justice, en étant expéditive, va connaitre beaucoup de ratés, c’est en somme un précepte machiavélien : les outils du tyran peuvent être ceux du bon prince, à condition que la cause soit bonne. Quant à la pratique, c’est une justice qui est dans l’air du temps et qui s’inscrit complètement dans les Statuts civils et criminels de la Corse que l’on utilise toujours à la période paoline. C’est une justice avec d’autres limites, on y pratique de la torture par exemple, mais c’est aussi une pratique de l’époque.
À l’époque, Paoli comprend très vite le rôle que peut avoir le développement de la presse ?
Paoli a une vraie conception moderne de la société, il organise une action de communication notamment grâce au développement de la presse, les Ragguagli dell’Isola di Corsica. Paoli a compris qu’un peuple se vivait ensemble grâce à la presse. On peut avoir des populations de régions éloignées qui commencent à lire des informations (qu’elles soient positives ou négatives) provenant de territoires que les habitants ne connaissent pas forcément. L’on assiste à la formation d’une nation imaginée. On vit ensemble les choses, grâce à la presse.
Ce que vous souhaitez également montrer c’est l’évolution de Paoli, et rompre avec sa présentation comme « ayant une unité d’action ». Quelles sont les différences entre Paoli de 1755 et Paoli de 1769 ?
Les historiens sont souvent partis du principe que le Paoli de 1755 était le même que celui de 1769. Mais en regardant la documentation, on voit que la Constitution qui se met en place en 1755 n’a plus grand chose à voir avec ce qui se fait à la fin du Généralat. Une des grandes évolutions, c’est notamment la dynamique républicaine. On passe d’une société où le lignage organise et justifie la place de l’individu dans la société à une société où c’est le mérite individuel. L’autre idée c’est que les populations doivent décider. Cette idée se met en place de façon progressive. À partir du début de la décennie 1760, le pouvoir se centralise autour de l’institution, mais surtout autour de la figure du président du Conseil d’État (Paoli). Le Paoli de la fin du Généralat c’est quelqu’un qui est très présent. Nous sommes dans une république, certes, mais finalement assez princière, chose qui est tout à fait classique dans cette Europe. Ça on le voit très bien à partir de 1767, lorsqu’apparaît toute une série de textes consacrant Pascal Paoli comme étant le « père de la patrie », expression inimaginable en 1755. Du temps de la Corse génoise, le titre de « pères de la patrie » revenait aux Nobles XII et VI, autrement dit le popolo dans leur essence médiévale. Il y a donc un petit glissement dans les termes, mais fort en signification politique. •