Les indépendantistes catalans au creux de la vague

Salvador Illa (PSOE), président du gouvernement et Josep Rull (Junts) président du parlement catalan.
Tiré d’ENBATA, hebdomadaire grand frère d’Arritti édité au Pays Basque nord par le mouvement abertzale (patriote basque), cet intéressant article est signé Ellan Duny-Pétré, ami de Jakes Abeberry, fondateur d’Enbata. Il fait le point sur la situation en Catalogne.

L’élection du président socialiste Salvador Illa le 8 août a vu se briser l’alliance des formations indépendantistes catalanes. L’ex-président en exil Carles Puigdemont n’a pu siéger, malgré l’approbation par l’Espagne d’une loi d’amnistie restée très partiellement appliquée. Le Parlement catalan sera dirigé par un souverainiste de Junts. La coalition possible des formations abertzale ERC, Junts et CUP ne totalise plus que 44 % des suffrages, toutes trois tenteront de se relancer pour regagner du terrain.

 

Fort d’un bon résultat électoral obtenu aux élections régionales du 12 mai, le PSOE (28 % des voix) est parvenu à revenir aux commandes en Catalogne, en négociant le soutien des indépendantistes d’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) et de la gauche radicale En Comú. Au prix d’un pré-accord politique qui prévoit la capacité pour la région de gérer la totalité des ressources fiscales, recettes et dépenses. Une vieille revendication qu’à ce jour, seuls les Basques détiennent sous la forme du « concierto economico ». Le système est assorti d’une règle de solidarité à l’égard des régions autonomes espagnoles plus pauvres.

Quatorze ans après en avoir été évincé par une majorité indépendantiste, le PSOE récupère ainsi le pouvoir dans le pays. Le soutien d’ERC n’est pas une nouveauté. De 2003 à 2013, une coalition de ce type a gouverné durant deux législatures. C’est aussi le cas à la mairie de Barcelone où un accord contre-nature PSOE-PP-En Comú a permis d’évincer Junts, le parti de Carles Puigdemont.

Pour ERC, tourner casaque a été une décision difficile, approuvée en interne par seulement 53,6 % de ses 8.700 membres. Accusations de traîtrise et autres « baisers de Judas » ont fait florès dans et autour d’Esquerra, qui redoute de se retrouver dans le rôle de l’âne qui porte le vin et boit de l’eau : « Astoak arnoa ekartzen eta ura edaten… ». La nouvelle coalition gouvernementale demeure fragile, avec seulement une voix de majorité ; jusqu’au dernier moment, elle n’était pas acquise. Le nouveau président catalan Salvador Illa a constitué un gouvernement dont le noyau dur est socialiste, des personnalités indépendantes et des catalanistes « modérés » issus de l’ancienne CiU ou proches d’ERC venant en appoint.

 

En route vers la fédéralisation de l’État

L’avenir dira si le contenu de cet accord politique, et le transfert de la compétence fiscale qu’il entraîne, sera complètement respecté par le PSOE. Il fait déjà beaucoup de vagues en Espagne, de la part bien entendu de la droite mais aussi de caciques socialistes, en particulier de présidents de régions qui font valoir la violation du principe d’égalité entre tous les citoyens et le risque de discriminations. Quant au Premier ministre Pedro Sanchez, il chante victoire et assure que peu à peu l’Espagne s’achemine simplement vers une « fédéralisation » de l’État. Un projet que la gauche sort périodiquement de son chapeau depuis des années, puis oublie aussitôt. Historiquement, le PSOE ne peut aisément diriger l’État que s’il est aux commandes dans deux fiefs, la Catalogne et l’Andalousie qui pour l’instant lui échappe. Pedro Sanchez se targue à juste titre d’être parvenu à gagner du terrain en divisant le camp souverainiste catalan, à contenir ses velléités « séparatistes », tout en conservant l’essentiel du statu quo. Il marginalise les irréductibles de Junts renvoyés à leur impuissance en exil. Autant de méthodes politiques vieilles comme le monde. L’histoire de la disparition progressive de la souveraineté basque voici quelques siècles n’est faite que de cela. Seule consolation pour Junts (deuxième force politique avec 21,61 % des voix), Josep Rull, député de cette formation dirigée depuis la Belgique par Carles Puigdemont, a été élu président du Parlement catalan, avec le soutien d’ERC et de Candidatura d’Unitat Popular (CUP) qui sont parvenus à se mettre d’accord sur un candidat… resté incarcéré pendant trois ans pour sa participation au référendum d’autodétermination. Le rôle de Josep Rull sera évidemment de cadrer le pouvoir de l’exécutif socialiste dans le bon sens. Salvador Illa avait en vain offert le poste à ERC.

Treize jours après l’élection de Salvador Illa, la fragilité de l’accord PSOE-ERC est apparue au grand jour avec une déclaration de la ministre du Budget et vice-présidente du gouvernement espagnol, Maria Jesús Montero. Elle a déclaré que la réforme fiscale catalane « n’est en rien un “concierto economico”, ni une réforme de l’usage des finances ».

Aussitôt, ERC a tapé du poing sur la table : elle menace de faire sauter le gouvernement espagnol en refusant de voter le prochain budget.

Cette réforme complexe va se mettre progressivement en place pendant au moins deux ans. Ça promet. Et l’on devine le petit sourire en coin de Carles Puigdemont depuis sa résidence de Waterloo.

 

Pour son retour éclair à Barcelone, Carles Puigdemont prononce une brève allocution sous l’arc de triomphe de la ville devant des milliers de supporters

 

Carles Puigdemont à Barcelone

L’élection du nouveau président catalan a été émaillée d’un événement important. Le matin de l’élection du 8 août, l’ex-président Carles Puigdemont a fait une apparition annoncée à Barcelone où il a prononcé un discours public sous « l’Arc de Triomf », devant 4.000 de ses partisans. Aujourd’hui député régional, le leader souverainiste, exilé depuis sept ans à Bruxelles, a joué son va-tout en testant la réalité de la loi d’amnistie. Il souhaitait siéger au Parlement catalan le jour du vote. Les autorités espagnoles l’en ont empêché. N’étant pas encore jugé, Carles Puigdemont espérait, au regard des circonstances, obtenir du gouvernement un habeas corpus1. Pour éviter de finir en prison, il a préféré repartir en Belgique au bout de quelques heures, semble-t-il grâce à la complicité de quelques policiers locaux, les Mossos d’Esquadra. L’opération réalisée de main de maître, au nez et à la barbe de policiers hyper-mobilisés, a fait grand bruit et déclenché la colère des magistrats, en particulier du juge de la Cour suprême Pablo Llarena qui rêve d’inscrire Carles Puigdemont à son tableau de chasse et donc maintient en vigueur les ordres de détention.

La loi d’amnistie obtenue le 13 mars par Junts, au terme d’une négociation au couteau a permis au Premier ministre espagnol Pedro Sanchez de conserver le pouvoir. Mais un certain nombre de juges, soutenus par une partie de l’opinion, font tout pour ne pas la respecter. Ils multiplient de nouvelles procédures sur des chefs d’inculpation inédits : haute trahison et détournement de fonds publics. Cour suprême, tribunal supérieur de justice et Audencia Nacional ne sont guère d’accord sur l’interprétation des textes, immense est la disparité de leurs critères d’application. La « mort civile » de nombreux leaders et cadres politiques est toujours en vigueur. Seuls 20 % de près de 800 dossiers en cours ont vu s’appliquer la loi d’amnistie. Cela concerne pour l’essentiel des fonctionnaires, une cinquantaine de policiers, quelques jeunes militants et bien peu d’élus. Parmi les dirigeants en vue, seuls l’ancien ministre de l’Intérieur Miquel Buch (Junts) en a bénéficié, ainsi que la secrétaire générale d’ERC Marta Rovira, blanchie de toute accusation et revenue d’exil le 11 juillet.

 

Aggiornamento nécessaire chez les indépendantistes

À la rentrée, un nouveau scénario politique va s’ouvrir. Pour l’instant, Carles Puigdemont n’a pu effectuer son grand retour sur la scène politique. Mais il tient toujours Pedro Sanchez par le collet. Celui-ci a impérativement besoin des six élus de Junts au Parlement espagnol pour gouverner. Junts peut le mettre en minorité, le pousser à la dissolution, mais c’est là une bombe atomique dont les souverainistes seront aussi les victimes, tant le retour probable de la droite espagnole serait catastrophique. Nous sommes bien dans une logique de dissuasion nucléaire. D’ici décembre, le budget de l’État espagnol sera voté, c’est le prochain bras de fer.

Junts choisira-t-il de s’opposer au PSOE au sein du Parlement catalan et de le soutenir au Parlement espagnol ? Gageons que Carles Puigdemont jouera aux équilibristes. L’occasion est unique.

Il préférera continuer à négocier avec le Premier ministre espagnol, à lui faire subir « le calvaire » pour chaque proposition de loi, comme du temps de Zapatero.

En attendant, la rentrée catalane sera marquée par les congrès d’ERC, Junts et CUP. Tous vont redéfinir leurs démarches politiques respectives, en tenant compte du nouveau rapport de force. Ils doivent en outre mieux rassembler et convaincre leurs électeurs pour surmonter l’érosion qui a marqué le scrutin régional du 12 mai. L’indépendantisme reste puissant, mais un mouvement de quelques points a suffi pour qu’il perde la majorité. Une frange de l’électorat abertzale a préféré glisser vers les socialistes. Elle a mal supporté sur la durée la confrontation d’une violence inouïe avec l’Espagne sur fond de déclaration d’indépendance, l’absence de résultats tangibles, l’impasse stratégique et le prix à payer avec une répression féroce.

Un aggiornamento est donc à l’ordre du jour chez les abertzale catalans. Pour certains, cela passe par le renouvellement de leurs équipes dirigeantes.

 

Rupture, rivalité et méfiance

Le renversement d’alliance d’ERC est à cet égard significatif de la part des indépendantistes républicains qui font le choix du pragmatisme. Alors que les autonomistes gestionnaires de CiU, devenus Junts, sont devenus les purs et durs quelque peu enfermés sur leur Aventin. La rupture, la rivalité et la méfiance entre ERC et Junts sont aujourd’hui si fortes que des années seront nécessaires pour bâtir une nouvelle alliance entre les deux frères historiquement rivaux. À cet égard, la prochaine Diada (Aberri Eguna catalan) le 11 septembre prochain, sera significative de l’état des troupes et du climat général.

Le PSOE est désormais le parti central en Catalogne. Dans les mois qui viennent, il fera tout pour diluer le contenu de l’accord fiscal, bien que Pedro Sanchez soit convaincu d’une chose : il a besoin d’une alliance de longue durée avec ERC, pour se maintenir au pouvoir en Catalogne et en Espagne. Enfin sur le long terme pour les formations abertzale, demeure pendante la grande question non résolue en Europe : comment, par des moyens démocratiques, un peuple dominé et structurellement minoritaire peut-il faire plier un État central et obtenir la souveraineté, quitte à opter ensuite pour une souveraineté-association ? •

Ellan Duny-Pétré.

 

  1. Habeas corpus : notion juridique qui énonce une liberté fondamentale, celle de ne pas être emprisonné sans jugement, contraire de l’arbitraire qui permet d’arrêter n’importe qui sans raison valable. Ce principe est à la base de l’État de droit, il a été initialement adopté par le Parlement britannique en 1679.

 


 

Le contenu du pré-accord PSOE-ERC

Il concerne essentiellement le pouvoir fiscal et pour l’instant n’a pas été formellement signé entre les deux formations. La Catalogne sort du régime commun par une modification de la Loi organique sur le financement des communautés autonomes (LOFCA). Désormais, la Generalitat ou gouvernement catalan collectera dès 2026 l’impôt sur le revenu, la TVA, l’impôt sur les sociétés et les taxes spéciales. Cette formule est proche du système du cupo ou quote-part que pratiquent les quatre députations du Pays Basque dans le cadre du « concierto económico », une référence que le gouvernement socialiste espagnol refuse d’utiliser. Il préfère parler de « financement particulier ». En principe, le gouvernement catalan détiendra les « clefs de la caisse », à charge pour lui de reverser au pouvoir central les sommes correspondant aux compétences que ce dernier détient en exclusivité (défense, diplomatie) ou à des institutions communes, la Sécurité sociale, la Couronne ; ainsi que la part de la solidarité à l’égard des autres régions moins riches, par le biais de versements compensatoires. Les socialistes insistent beaucoup sur cette solidarité afin de calmer les critiques provenant d’autres régions autonomes. •

 


Plan national pour la langue

La Generalitat disposera d’une marge de manœuvre pour définir les taux de la TVA et de la taxe sur les hébergements touristiques. La taxe catalane sur les jeux passera de 10 % à 55 %. Elle concerne le mégaprojet du casino Hard Rock à Salou qui a suscité de durs débats. La pression fiscale sur les foyers disposant de revenus inférieurs à 33 000 euros sera réduite. En revanche, le taux des droits de succession ne sera pas modifié : cette question fait l’objet d’une intense rivalité entre les régions autonomes, celle de Madrid ayant baissé ce taux pour attirer les grandes fortunes.

Un second point concerne l’usage social de la langue catalane qui voit sa pratique baisser chez les jeunes : seulement 25 % l’utilisent comme langue habituelle pour s’exprimer, face à 49 % en espagnol. La Generalitat va créer un département de politique linguistique chargé de mettre en œuvre un Plan national de la langue d’ici à trois mois. Remis en cause par plusieurs décisions judiciaires, le caractère véhiculaire du catalan dans l’enseignement sera garanti, il en sera de même quant à l’offre linguistique dans les services de santé.

Une instance commune entre Barcelone et Madrid contrôlera la part des investissements de l’État en Catalogne. L’an dernier, elle ne se situait qu’à 50 % des engagements du pouvoir central. La Generalitat sera davantage présente sur le plan international comme à l’UNESCO où siègent déjà la Flandre et le Québec, ainsi qu’au sein de l’Union pour la Méditerranée.

Enfin, en matière de logement, un plan d’urgence sur la période 2024-2030 prévoit la construction de 50 000 appartements, ainsi qu’une politique de réhabilitation de l’habitat ancien et la mise à disposition de logements sociaux.

À noter que pendant la négociation de ce pré-accord, le gouvernement espagnol a consenti à débloquer 1,5 milliard d’euros en faveur des institutions catalanes. Cela correspond au transfert d’un important fonds de recherche et à la gestion des bourses universitaires. •