La conférence annuelle sur la précarité organisée par la Coordination inter-associative de Lutte contre l’Exclusion (CLE) se tenait à Aiacciu à l’Espace Diamant ce 28 octobre. Plusieurs intervenants pour se concentrer cette fois-ci sur le thème des addictions. Le débat était animé par la journaliste Célia Picciochi.
« On ne lâche rien » a introduit Jean Michel Tatin de l’association les Uns Visibles. Comme une invite à faire sienne l’affirmation à tous les acteurs du terrain, responsables institutionnels, administratifs ou associatifs, il exprime l’espoir qu’il faut en permanence entretenir pour accompagner cette sortie de l’enfer.
Celui qui se définit comme un « addictologue de rue » résume l’urgence de la situation en un seul chiffre : la progression des addictions en Corse est trois fois supérieure à la moyenne nationale : +10,3 %.
Le Dr Pernin, lui aussi porte-parole de l’espoir, ouvre alors les débats sur ce « couple d’enfer, pauvreté /addiction ». « Nous sommes des urgentistes mais on ne règle pas le problème de la faim avec des rustines et des bouées » rappelle-t-il.
Comme chaque année, lui aussi lance un appel aux acteurs, responsables politiques, État, Collectivité de Corse, responsables religieux, administratifs, Insee, médias, élus, associatifs, jeunes, parents, familles, victimes, à tous ces « témoins du drame » d’agir ensemble. Il y a péril en la demeure dans une île qui manque d’hébergement d’urgence dit-il. En écho à la célèbre phrase « la religion est l’opium du peuple », il se désole : « aujourd’hui, l’opium est devenu la religion de nos peuples ».
Premier intervenant, François Paille, professeur honoraire de Thérapeutique et d’addictologie à l’Université de Lorraine explique : la drogue est une dépendance qui ne comprend pas que les substances illicites : l’alcool et le tabac sont les premières causes de décès prématurés en France. L’addiction vient pour échapper à une souffrance, à des difficultés, elle conduit à une perte de contrôle qui prend vite un caractère envahissant par la recherche et la consommation du produit, et surtout par l’envie de reconsommer.
« Il n’y a pas de société sans drogue » rappelle le professeur, qui alerte sur l’explosion des produits synthèses et la nécessité d’agir sur l’offre.
Chez les jeunes, comme chez les adultes, moins on a de moyens, plus on est vulnérable et plus on augmente la dépendance à un seul produit : 80 % des usagers sont pauvres et en situation de polyaddiction.
Tout ceci a un coût social énorme : 266 milliards d’euros en vies perdues, en santé, en qualité de vie, en perte de productivité. Un coût pour les finances de l’État de 7 milliards d’euros et un coût pour le consommateur qui est exponentiel, de plusieurs centaines d’euros à plusieurs milliers !
Comment lutter ? « À problème complexe réponse complexe » explique le professeur Paille, pour qui il faut mettre en cohérence les approches, et en synergie les moyens d’actions pour en décupler l’efficacité.
Il faut faire évoluer les représentations, « voir l’usager non plus comme un délinquant, mais comme un malade à soigner. Dépasser le modèle moral, et évoluer sur un modèle intégré médico-social ».
Limiter l’accès aux produits, le retarder au maximum, agir sur les prix, la publicité, les lieux d’achat, l’environnement, le soutien des familles, tout est capital.
Il faut des mesures éducatives, mener des campagnes actives, avoir une approche pragmatique à partir de la réalité de l’usager, de ses besoins, de ses difficultés (problème de logement, de santé, etc).
Sans oublier que « la société pousse à consommer » : il faut aussi agir sur les lobbies industriels et financiers, l’économie souterraine que créent ces trafics.
Stéphanie Boichot Geiger, médecin cheffe de service en addictologie à Paris, détaille le parcours de soin à travers plusieurs cas clinique. Des situations très dures, mais heureusement avec souvent la réussite au bout.
Elle décrit la décente aux enfers, à travers un cercle vicieux des situations vécues par ces personnes, la plupart du temps un terrain familial de précarité, de violences physiques, psychologiques, de carence affective, de solitude, parfois aussi un élément déclencheur, et la souffrance ou le sentiment de culpabilité qui vont avec, le divorce des parents, un évènement tragique, la violence d’une situation… À chaque fois, les mêmes mots pour expliquer le pourquoi de la chute vers la dépendance, « on cherche à oublier, on veut s’anesthésier, dormir »… c’est « un suicide à petits feux » explique le Dr Boichot-Geiger.
Et chaque fois encore le même « besoin de prise en charge, d’accompagnement ». Il faut donner un « espace de parole », ne pas juger, accompagner avec « les bonnes personnes », faire un bilan des besoins, au niveau médical, psychique, social. Soigner et prévenir la rechute… bref, « c’est un travail d’équipe » nous confirme le Dr Boichot.
Eric Hispard, médecin alcoologue à Paris souligne la vocation de tous ces aidants qu’ils soient médecins, administratifs, associatifs. « On a tous appris des personnes que nous rencontrons ». « Nous avons 11.000 patients, ce sont autant d’histoires cliniques, autant de survivants » dit-il en insistant sur l’importance du langage : dans le champs social, médical, chacun a un langage, qu’il faut savoir écouter et se partager. Il compare le combat de ces naufragés avec celui des enfants-bulle* : « c’est un travail de sortie de bulle » dit-il, et dans cette plongée dans l’addiction (« j’ai replongé » dit celui qui rechute), il prend l’image justement du plongeur qui pour remonter vers la surface avance par pallier : « On va trop vite avec l’idée qu’ils devraient aller bien, mais il faut se mettre dans la temporalité de la personne. Soignants et accompagnants doivent s’ajuster. Certains ne savent pas ce qu’est un univers de soins, une douche, un horaire… »
Il faut des « consultations ouvertes, se mettre à disposition » dit encore le Dr Hispard, pour qui il faut aussi oser laisser faire car la réinsertion passe par les ateliers, les activités culturelles et la prise en charge des patients par eux-mêmes : « si vous saviez ce qu’ils sont capables de faire quand on les autorise » !
C’est un long travail. S’il y a urgence à s’occuper du problème médical, il y a aussi « urgence à réduire les risques et dommages de la pauvreté. Ne pas le faire est une faute. Il ne faut pas lâcher » répète le Dr Hispard.
La seconde table-ronde donnait la parole à des acteurs de terrain en Corse pour faire le point de la prise en charge des publics en situation de pauvreté dans l’île.
Elise Charlot, Directrice régionale de l’association Addictions France, le Dr Etienne François, médecin psychiatre addictologue à Aiacciu (CRF Finusellu, Centre Hospitalier) et Portivechju (clinique de l’Ospedale), et le Dr Marc Soreau, médecin au centre de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie d’Aiacciu et du service de cure de l’hôpital de Castellucciu.
Une certitude pour chacun de ces acteurs de terrain qui en font le constat au quotidien : il y a « une croissance nette des patients », « une addictologie croissante ». Tout ça heureusement dans un contexte de meilleure prise en compte de l’addictologie et d’un travail complémentaire qui porte ses fruits. Tous trois insistent d’ailleurs sur « l’importance des dispositifs complémentaires », de réunir les différentes approches, « créer des sentinelles », travailler avec une maraude sociale. Ils insistent sur le besoin de ne pas forcer les choses et de s’adapter à chaque patient : « il n’y a pas de modélisation possible, il faut s’adapter, dialoguer, pour tâcher de ramener le patient vers le soin ».
C’est la nécessité du « aller vers », créer un maillage territorial pour rendre accessible le soin dans le rural, téléconsultations par exemple, bus itinérants…
En Corse, la mauvaise qualité des produits, leur coût plus élevé, le fait qu’ils soient coupés avec d’autres produits, tout ceci accentue la complexité des cas à traiter.
Ces acteurs insistent sur la « nécessité d’équipes pluridisciplinaires, la complémentarité institutionnelle mais aussi au niveau médical et social » en faveur d’une « prise en charge adaptée ».
Il faut « être à disposition de la personne, aller à son rythme. À un moment donné ça va changer, il va se passer quelque chose » disent-ils, soulevant aussi d’autres facteurs aggravants : « 1/3 des patients en grande précarité souffrent de troubles psychiatriques sévères, où l’addiction va souvent être l’élément embrasant. Et donner un risque de suicide augmenté ».
D’où l’importance « d’aller vers la personne, selon ses besoins », « dans une approche médico-psycho-sociale, par une prise en charge globale, transversale du parcours de vie, dans une cohérence et pas une juxtaposition, en acceptant la consommation pour accompagner vers la maîtrise de cette consommation et la réduction des risques et des dommages. »
Les débats avec la salle insistent encore sur l’importance de la prévention, le besoin aussi d’un « sursaut de développement », notamment de « développement durable » : « l’addiction est un symptôme des problèmes de notre société ». La nécessité aussi de bâtir un projet pour le patient : « sans projet on replonge ».
Un besoin enfin de prise en compte politiue des changements sociétaux : familles monoparentales, isolement, inaccessibilité à la culture, besoin d’activités sociales récréatives. Et un besoin de ressources pour lutter contre une dégradation de la société et une précarité qui augmente.
Le mot de la fin est pour le Dr Pernin, « il faut changer notre regard. Quand on voit un être humain, l’aventure commence » dit le porte-parole de la CLE, qui invite chacun à agir avec le sens de la formule qu’on lui connaît : « quand on a un déficit en euros, il faut une augmentation en neurones ! » •
Fabiana Giovannini.
La progression des addictions en Corse est trois fois supérieure à la moyenne nationale : +10,3 %.