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La folie virtuelle

Par François Joseph Negroni

 

Depuis quelques années, le monde traverse une mutation profonde qui semble l’entraîner inexorablement vers des heures sombres. Certains n’hésitent pas à comparer les années 2020 à celles des années 1930, dont le dénouement tragique reste gravé dans l’histoire. Dérèglement climatique, montée de l’extrême droite à travers le globe, manipulation de l’information par les puissants, contrôle des médias : rares sont les nouvelles positives qui viennent alléger ce sombre tableau.

Pourtant, au milieu de ces crises, un phénomène majeur reste sous-estimé malgré ses répercussions dévastatrices : l’accès précoce des jeunes aux smartphones et aux réseaux sociaux. Il est désormais inhabituel de voir des enfants jouer dans les rues ou discuter sur un banc. À la place, on les aperçoit, souvent en groupe, le regard figé sur l’écran de leur téléphone, quel que soit leur âge. Il n’est pas rare non plus de croiser de très jeunes enfants maîtrisant les fonctionnalités de base.

 

Des risques multiples et profonds

Les dangers de cette situation sont nombreux. Premièrement, la santé mentale des jeunes générations est en péril. Bien que le lien de causalité directe entre l’utilisation des smartphones et la hausse des troubles psychologiques ne fasse pas l’unanimité dans la communauté scientifique, il est frappant de constater que l’explosion des cas de dépression chez les jeunes coïncide avec l’arrivée des smartphones dans les cours d’école, au début des années 2010.

Deuxièmement, cette immersion dans l’univers virtuel a profondément modifié le rapport des jeunes à la société. Le temps passé sur les réseaux sociaux nourrit un détachement croissant vis-à-vis du collectif, de l’appartenance à une communauté ou même de la réalité tangible. Tout semble aujourd’hui se résumer au nombre de likes, de vues ou d’heures passées à scroller sur TikTok ou Instagram. Un jeune aujourd’hui passe plusieurs heures par jour sur son téléphone, ce qui, sur une vie, correspond à près de 17 ans passés devant des vidéos souvent superficielles ou absurdes. Ces contenus, bien que divertissants, déconnectent les jeunes du monde réel et de ses enjeux. Pendant ce temps, la cité et ses problématiques complexes continuent d’exister, mais sans eux.

En entendant certains débats politiques où l’abaissement de l’âge du droit de vote est présenté comme une priorité, on ne peut s’empêcher de penser que l’essentiel est manqué. Comment espérer qu’un adolescent, dont la vision du monde est façonnée par des algorithmes et des tendances éphémères, puisse prendre des décisions éclairées sur des sujets politiques ou sociaux ?

 

Une génération protégée… mais à quel prix ?

Ce phénomène est aussi le fruit d’une évolution des comportements parentaux. Par souci de protéger leurs enfants des dangers du monde extérieur — trafic routier, mauvaises fréquentations, drogue — les parents les ont souvent enfermés dans un cocon. Mais, paradoxalement, en cherchant à les préserver du réel, ils les ont exposés massivement à un univers virtuel bien plus insidieux. Ce qui aurait pu être une formidable opportunité d’accès au savoir s’est transformée en un gouffre dangereux : pornographie, violence, désinformation, complotisme et abrutissement. La facilité d’accès à ces contenus, sans contrôle ni éducation appropriée, est alarmante.

Le problème ne se limite pas à ce que les enfants consomment ; il touche également leur manière de vivre et d’interagir. Les jeux dans la nature, les discussions avec des amis en face à face, ou encore les loisirs simples, sont en voie de disparition. À la place, une addiction au virtuel s’installe, avec des conséquences encore difficiles à mesurer sur le long terme. La dépendance numérique agit comme un anesthésiant collectif, empêchant les jeunes générations de se confronter aux réalités du monde et à ses défis.

 

Reprendre le contrôle

Il est urgent de réagir. Si nous souhaitons réellement protéger les jeunes générations, il faut reconsidérer l’usage des smartphones et des réseaux sociaux. Une solution nécessaire serait d’en limiter leur accès jusqu’à un âge raisonnable, comme 15 ou 16 ans. Ce choix peut sembler sévère, dans un monde où les écrans sont omniprésents. Pourtant, il s’agit d’un mal nécessaire pour permettre aux jeunes de redécouvrir la réalité : jouer dans la nature, explorer leur environnement, développer des interactions humaines authentiques.

Car, aussi imparfait et dangereux que puisse être le monde réel, il reste infiniment moins toxique que cette folie virtuelle. Redonner aux jeunes le goût de la vie tangible, leur permettre de construire une pensée critique et de s’épanouir hors des écrans, est une responsabilité collective. Sans cette prise de conscience, nous risquons de sacrifier une génération entière sur l’autel de la technologie et de la super-ficialité.

 

En somme, protéger les enfants du monde virtuel ne signifie pas leur interdire à jamais l’accès à ces outils, mais leur apprendre à les utiliser à bon escient, avec discernement. Le défi est immense, mais l’avenir de nos sociétés en dépend. •