« Prime à la fraude », le nouveau documentaire réalisé par le journaliste d’investigation Jean Charles Chatard, est explosif.
Diffusé sur France 3 Via Stella ce 29 mars, il est consacré aux fraudes dans le milieu agricole dénoncées par l’association Anticor. Un débat suivait sur le plateau de notre confrère de France 3 Corse*, que l’on peut retrouver en streaming sur Via Stella. • Jean Charles Chatard est connu pour son travail sérieux, courageux et percutant, comme il l’a démontré dans de précédents documentaires d’investigation, sur les dangers du nucléaire, de l’amiante, des boues rouges, des cyanobactéries… D’aucuns y voient une mise à l’index générale, ce qui n’est pas le cas car il interpelle en réalité sur les dangers d’un système perverti et les manquements de l’État dont le rôle est de prémunir les dérives. Relativiser cette réalité est une erreur. L’occasion doit au contraire être saisie de poser le débat sur la nécessité de revoir les aides européennes à partir de la production, à même de dynamiser notre développement agricole, mieux répartir ces aides, installer des jeunes, soutenir les agriculteurs qui travaillent à structurer le territoire. Sans oublier les contrôles nécessaires à permettre « un système plus vertueux » « de qualité, de production, de développement durable » comme le réclame le président de l’Office de Développement Agricole et Rural de la Corse, Lionel Mortini.
Le reportage débute avec le dépôt de plainte de l’Association Anticor auprès du Parquet national financier pour « détournement massif et systémique de subventions européennes ». Anticor dénonce l’escroquerie de « plusieurs millions d’euros (…) avec la complicité des pouvoirs publics, que ce soit la préfecture, la DTM ou les services de paiement de l’État ».
Lorsque Bruxelles décide de dissocier les aides directes de la Politique Agricole Commune de la production pour privilégier les surfaces allouées aux pâturages, la Corse est désavantagée car la spécificité de ses parcours n’est pas reconnue. Quand 240€ sont alloués en moyenne par hectare sur le Continent, 70€ seulement le sont en Corse.
En 2015, à force de revendications, la dotation à l’hectare est rééquilibrée entre la Corse et le Continent. La nouvelle crée un effet d’aubaine et les surfaces déclarées se démultiplient dans un intérieur désertique et à l’abandon, où l’agriculture est souvent la seule activité économique pour subsister.
« Prime à la fraude » nous transporte en plein maquis, dans un échange entre le responsable d’Anticor dans l’île (Dominique Yvon) et un « lanceur d’alerte » anonyme, travaillant vraisemblablement dans l’administration d’État, qui dénonce « une escroquerie de masse organisée en système mafieux » qualifiée « d’agrimafia
». Et de rajouter : « une partie de l’argent public destiné au monde agricole se trouve détourné de son principal objectif. Avec un peu de perspicacité et surtout de complicité, certains éleveurs arrivent à obtenir des sommes énormes sans commune mesure avec la réalité de leur activité. Ces gains sont souvent réinjectés dans une économie spéculative, par exemple dans des opérations immobilières ou touristiques. En toile de fond, il peut y avoir une volonté affirmée de s’accaparer de manière illicite des territoires ».
Le décor est planté. Les accusations sont graves, et le « lanceur d’alerte » déroule les exemples :
– des surfaces appartenant au Conservatoire du littoral, déclarées par la propriétaire d’une résidence de tourisme, qui incorporent « une plage de sable fin », et des arbres « se trouvant à l’intérieur de la résidence »
– le doublement en quatre ans des surfaces déclarées dans le désert des Agriates « site privilégié des chasseurs de primes »
– des ilots très éloignés les uns des autres, de Ersa (120 ha) à Brandu (185 ha), en passant par Furiani (174 ha) et Olmeta di Tuda (51 ha), le tout pour… 14 vaches ! Avec un versement de la PAC de 58.000€, soit 4.142€ par vache !
Le reportage nous déplace ensuite sur le plateau du Cuscione. Depuis 2015, des animaux peu communs y sont déclarées en estives sur une surface de 1979 ha, par un groupement pastoral de 18 éleveurs. Lamas, daims, alpagas, avec des sommes conséquentes perçues : 200.000€ pour 300 daims déclarés en 2015. Idem en 2016 pour 300 alpagas, et 170.000€ en 2017 pour 290 lamas ! « Un total de 570.000€ sur trois ans, une somme plus que rondelette » pour des animaux… imaginaires ! On apprendra notamment que les daims et autres alpagas sont en réalité des porcs, et que ce sont bien les services de l’État qui incite les agriculteurs à ces fausses déclarations pour de sombres raisons de formulaires non adaptés ! Inouï !
Dans le Tàravu, quatre éleveurs porcins se partagent plus de 85% des 1600 ha que compte la commune, empêchant de fait l’installation de jeunes éleveurs. Parmi eux, « figure un élu de premier plan à la Chambre d’agriculture de Corse du Sud ».
« Cette personne déclarait en 2014, 78 ha pour 9000€ de revenus d’aides au développement » dit le représentant d’Anticor, « en 2015, il déclare 435 ha et passe à 90.000€, sommes qu’il a perçu à peu près équivalente en 2016 et en 2017 ».
En 2017, un membre de sa famille « déclare plus de 500 ha pour 6 truies (qui) lui permettent d’avoir en aide plus de 100.000€ ».
Une lettre anonyme envoyée au Président de la chambre Régionale des Comptes a révélé ce trafic « à grande échelle », opéré par « plusieurs éleveurs bovins et porcins ».
Les services de l’État (DDTM 2A) ont été saisis à plusieurs reprises, « sans résultat à ce jour ».
Pire, la dénonciation précise que le trafic « s’amplifie avec la complicité active du président de la — de Corse du Sud et des élus locaux » [ndlr : les pointillés correspondent à un sifflement de censure dans le documentaire].
Le courrier poursuit : « une véritable escroquerie de masse en bande organisée a été érigée en système mafieux. Intimidations, menaces sur personnes âgées vulnérables, tromperies, faux contrats de bail agricole, dol et rétro-commissions ».
Les sifflements de censure se succèdent alors, dénonçant ces agissements sur plusieurs communes, par plusieurs agriculteurs, sans opposition des services de l’État.
Même chose dans l’extrême sud, sur une parcelle du Conservatoire du littoral, 2600 ha d’un sol très minéral, difficilement voué au pâturage, et qui a vu pourtant la multiplication de la déclaration de surface d’une bergère : 140 ha pour 140 chèvres et 20.000€ de prime en 2013 et en 2014. 1200 ha en 2015, « l’équivalent de 1700 terrains de football » et plus de 100.000€ par an de subventions !
Ces sommes ne servent même pas à entretenir correctement les animaux, dénonce encore le journaliste, puisque « plusieurs maladies infectieuses frappent régulièrement ce troupeau ».
Bref, on verse dans une politique d’assistanat à l’encontre même du développement agricole attendu, espéré, revendiqué, pour notre île !
À Letia, les accusations se font plus ciblées, avec quatre personnes d’une même famille, dont une de 86 ans, percevant plusieurs centaines de milliers d’euros d’aides annuelles sur plus de 2100 ha déclarés. « On retrouve le même schéma que dans le Haut Tàravu » explique Anticor, une organisation autour d’une personne influente à la Chambre d’Agriculture de Corse du Sud, optimise ses revenus en déclarant des personnes de sa famille. Le tout pour 521 vaches et 25 truies !
L’une de ces personnes déclare trois surfaces agricoles à la Confina, dernier poumon vert sur la commune d’Aiacciu sur des « terres louées à des sociétés spécialisées dans la construction et les activités de holding » alors qu’il n’y a « aucune présence animale sur cette zone recouverte de maquis et de landes ». Pour Anticor qui a dépêché sur l’île son avocat Jérôme Karsenti, l’ampleur de la fraude dépasse les quelques éleveurs ciblés. Les vraies responsabilités sont plus haut. « Ces subventions, ces détournements, ne sont possibles que parce qu’il y a des complicités institutionnels » explique-t-il dénonçant contrôles insuffisants, complaisance, complicité.
En juin 2018, un rapport de l’OLAF (Office européen de lutte contre la fraude) établit « l’existence dans l’île d’une véritable chasse à l’hectare conduite par des éleveurs maximisant des surfaces pour lesquelles ils demandent une aide sans avoir ni moyens d’exploiter ces surfaces, ni l’accord des propriétaires ».
Le danger est l’amalgame sur l’ensemble du monde agricole avec au final le gel possible par l’Union Européenne des 36 millions d’euros d’aides annuelles versés à l’agriculture corse ! Pour quelques dizaines de fraudeurs, des centaines d’éleveurs se verraient injustement sanctionnés et tout un secteur économique vital pour l’intérieur serait en danger.
Les services de l’État clairement mis en cause dans ce reportage, ont refusé de répondre au journaliste. Hormis de manière anonyme. Quant à l’Agence de services et de paiement, l’auditeur au téléphone s’esclaffe quand on l’interroge sur l’absence de contrôle !
Jean Félix Acquaviva dénonce pour sa part ce « contournement suscité par l’État » alors que les porcs en estive « auraient pu être traitées au fond avec la Commission Européenne ». Au lieu de cela, la saisine de l’OLAF pourrait être généralisée à tous les agriculteurs et fait craindre l’arrêt des aides, ce qui serait « catastrophique » selon le député de la Corse.
« Dans l’île, il y a une majorité d’éleveurs honnêtes qui exercent leur métier avec force et passion. Ils sont inquiets pour leur avenir » rappelle le journaliste.
Joseph Colombani, président de la Chambre d’Agriculture de Haute-Corse estime que sur 230.000 ha déclarés, 30.000 sont frauduleux.
« Soit 5 millions d’euros par an » commente le reportage en diffusant les images d’une Corse rurale, laborieuse, de ces agriculteurs qui répètent depuis la nuit des temps les mêmes gestes, le même savoir-faire ancestral, le même amour des bêtes, pour une vie de simplicité et de passion. Pasquale Marchand, agricultrice à Croce, dispose de 50 ha supplémentaires qu’elle n’a pas déclaré car ses chèvres « n’y vont pas ». L’honnêteté fait aussi partie de notre monde agricole. Sanctionner ce monde-là, ce monde vrai, par la faute d’un système pousse au crime et de quelques fraudeurs, serait d’une injustice insupportable. « Hors prime, on stagne et on meurt » dit encore Pasquale, « les primes nous permettent d’investir, de réinvestir, parce qu’on a du matériel à changer ». Elle explique le rôle d’aménageur qu’ont nos bergers dans le maquis : « mes chèvres sont tout le temps sur le parcours, mon compagnon est derrière, il a ouvert je ne sais combien de sentiers, elles puisent toutes leurs ressources dans ce maquis, mais il faut qu’elles passent. Et là où elles passent, un pompier peut passer tout simplement si un jour par malheur on avait le feu sur ce parcours ».
« Qu’est-ce que vous attendez des services de l’État ?» interroge le journaliste… « des contrôles sérieux » répond Pasquale, « sur des exploitations pas sérieuses. Et puis frapper fort… ».
L’État a lancé une enquête sur Letia visant le directeur de la Chambre d’Agriculture de Corse du Sud et sa famille qui s’estime le « parfait bouc émissaire » pour masquer les responsabilités de l’État. « Pour l’État, l’équité n’est pas toujours la règle » surenchérit le journaliste.
Et revoilà notre « lanceur d’alerte » qui démontre toute sa complicité, preuve à l’appui sur l’exemple d’un agriculteur, rendu coupable de malversation puisque sa surface a été sur-évaluée de 100 ha, mais a bénéficié d’une modification a-posteriori : « une astuce qui permet d’annuler la sanction et de booster sa prime » dit le reportage… La subvention de 14.547€ a bondi à 38.873€ !
« Anticorps estime que les sommes indument versées dans l’île avoisinerait sur 4 ans les 36 millions d’euros » commente encore le journaliste qui qualifie cette fraude de « l’une des plus grandes dérives financières de ces 50 dernières années ».
« C’est une course folle à l’hectare, il n’y a pas de limite, comme à la loterie, ça rapporte plusieurs millions d’euros. Des faux éleveurs il y en a surtout dans la bourgeoisie, ce sont des avocats, des architectes, des docteurs, des ingénieurs, et même des hauts fonctionnaires » témoigne Giuseppe Oriti, éleveur en Sicile. L’île voisine aussi est touchée par le phénomène.
La mafia sicilienne est clairement intéressée par cette aubaine. « La PAC aura permis de valoriser de manière considérable le patrimoine des deux plus grands parrains de la Cosa Nostra » dit encore le reportage.
Qui peut croire en effet qu’en France comme en Sicile ou dans le reste de l’Europe, nul ne s’est intéressé à ce système « pousse au crime » ?
La Corse révèle peut-être le phénomène mais il est certainement répandu partout et cela démontre qu’il s’agit bien d’un système pervers et qu’il serait plus juste et plus efficace de redéfinir les aides de la PAC en fonction de la production et du labeur quotidien, et non des parcours, tout comme le réclame le nationalisme corse depuis des années.
Fabiana Giovannini.
* En présence de Lionel Mortini, président de l’ODARC, Stéphane Paquet et Joseph Colombani, respectivement président des Chambres d’Agriculture de Corse du Sud et de Haute-Corse, Pierre Alessandri, du syndicat Via Campagnola, et Jean-Charles Chatard.
On peut regretter l’absence, parce que non invité, d’un représentant d’Anticor sur le plateau, par qui le scandale est pourtant dénoncé.
Pour visionner le film et le débat