Lors de son « grand débat » de Cuzzà, Emmanuel Macron a « déploré le manque de regrets des nationalistes corses » à propos de l’assassinat du Préfet Erignac. Gilles Simeoni lui a répondu en dénonçant une « argument injuste, inexact et surtout dangereux », car cela revient à « faire peser une responsabilité collective qui se transmettrait de génération en génération ». Et il conclut : « il serait temps de tourner la page ».
Il serait temps de tourner la page en effet, mais l’Etat, à l’image de son Président de la République, ne semble pas prêt à le faire. Pourtant, dans la page qu’il faut tourner, bien des événements ont eu lieu également du côté de l’Etat pour lesquels « le manque de regrets » est patent.
On peut se rafraichir la mémoire avec l’aide du livre « Juges en Corse » qui est paru récemment, compilation de témoignages de procureurs de la République ayant exercé sur l’île. Ce livre revient notamment sur les agissements du Préfet Bonnet dont on sait qu’ils ont consisté à commanditer l’incendie, par des gendarmes placés sous ses ordres, de plusieurs établissements de plage, avec l’intention de mettre la Corse à feu et à sang par les cibles choisies et par l’abandon sur place d’un tract dénonçant la victime comme une « balance des flics », tract destiné à l’orienter vers des soupçons pouvant le conduire à commettre des actes graves.
Avons-nous eu connaissance de « suffisamment de regrets » de la part de ceux qui ont permis, et couvert ces agissements ? Par exemple, Jean Pierre Chevènement, qu’Emmanuel Macron a jugé bon de faire parader à ses côtés lors de son premier voyage officiel en Corse, qui avait nommé en Corse le Préfet Bonnet, « l’homme qu’il faut, là où il faut », a-t-il jamais exprimé ses « regrets » ? Et le corps préfectoral, dont l’association tutélaire avait signé et publié dans Le Monde une longue tribune en soutien à Bernard Bonnet, destinée à faire pression sur les juges pour qu’il fassent preuve de davantage de « circonspection » dans leur enquête, a-t-il jamais fait acte de contrition pour regretter leur soutien inapproprié ? C’est quand même le moins qu’ils auraient pu faire quand l’enquête a montré que le Préfet avait commandité les incendies, et qu’il avait lui-même imprimé les fameux tracts sur la photocopieuse de la Préfecture !
Plus grave encore, l’étonnante révélation que fait le juge Toccanier dans ce livre « Juges en Corse » paru récemment. Philippe Toccanier avait été nommé substitut du procureur de la République à Aiacciu juste après l’assassinat du Préfet Erignac.
Il raconte (pages 90-91) : « En mars 1999 survient l’affaire de la Paillotte de la Plage d’argent » (durant laquelle l’intervention de la police est entravée par une contre-manifestation d’amis du propriétaire). Il poursuit : « Ce jour-là, Bonnet est injoignable. Et personne ne veut prendre la responsabilité de faire dégager le site. Après ce fiasco, Bernard Bonnet est furieux. Il choisit une sulfureuse et suicidaire stratégie : celle de la terre brûlée, qui consiste à mettre la Corse à feu et à sang en montant les factions les unes contre les autres. Le Colonel Mazères, patron des gendarmes, et Gérard Pardini, le directeur de cabinet de Bonnet, sont à la manœuvre. Leur première action secrète est menée le 7 mars 1999 avec l’incendie de la Paillotte Aria Marina. Puis Bonnet récidive : il fait mitrailler au fusil d’assaut M16 la maison d’un batelier à Bonifacio. Le tireur –un gendarme- se trouve en mer à bord d’un semi-rigide. Son arme s’enraye… Le but est de raviver la guerre des navettes qui desservent les îles Lavezzi. Le sombre stratagème fonctionne. Deux mois après cette attaque, François Rocca, un batelier, est tué sur le port de Bonifacio. »
Cet épisode de la période Bonnet était inconnu jusqu’à ce que Philippe Toccanier décide d’en parler. Pourquoi ce silence pendant vingt ans ? Qui a pris la décision d’étouffer l’enquête ? Qui était le « gendarme » auteur du mitraillage ? Qui lui en a donné l’ordre ? Ont-ils été traduits en justice ? Et la famille de François Rocca a-t-elle été indemnisée après sa mort violente provoquée par le stratagème imaginé par Bernard Bonnet ? A-t-elle seulement reçu des excuses ?
Bernard Bonnet avait du sang sur les mains, mais on l’a maintenu dans le corps préfectoral, sans affectation, et il a continué à percevoir ses émoluments.
En matière de « regrets » l’Etat, et particulièrement le corps préfectoral, serait bien inspiré de commencer par lui-même !
François Alfonsi.