Jean-Louis Guaitella, pêcheur et président de la commission Étang au CRPMEM de Corse

« À cause du crabe bleu américain, il n’y a plus de travail pour les pêcheurs »

Une femelle grainée.
Le crabe bleu américain est arrivé en Méditerranée dans les années 1950, en très faible quantité, dans les eaux de ballast des bateaux de commerce. Espèce invasive, il a depuis colonisé le bassin méditerranéen. Aujourd’hui, le crabe bleu est présent sur tout le littoral de la Corse.
Depuis 2016, l’Office de l’environnement de la Corse suit de près le crabe bleu américain sur son littoral, particulièrement dans les lagunes côtières. Un plan territorial de lutte spécifique est d’ailleurs en cours de rédaction. Des expérimentations ont été menées, et des études sont en cours avec l’Université, notamment une surveillance par télémétrie acoustique. Les résultats de ces études seront livrés fin novembre, à l’occasion d’une conférence méditerranéenne inter-régionale.
Cela dit, la population du crabe bleu dans les étangs corses est en constante augmentation. Dans l’embouchure du Golu, les premiers juvéniles commencent à retourner vers l’étang. C’est tôt. Le réchauffement des eaux ne présage rien de bon.
Jean-Louis Guaitella est pêcheur professionnel, installé dans le canal du Fussone. Il est aussi président de la commission Étang au Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Corse (CRPMEM). Arritti est allé à sa rencontre pour en savoir plus sur cette espèce invasive et ses conséquences.

 

Jean-Louis Guaitella (2e à gauche) entouré de quelques amis, à son retour de levée des filets de pêche. Dans son stagnione, essentiellement du crabe.
Depuis 2003, le crabe bleu américain a colonisé le littoral de la Corse jusqu’à être aujourd’hui présent sur toute l’île. On le sait, c’est un prédateur. Quelles sont les conséquences sur votre activité ?

Les étangs les plus touchés sont ceux de Palu et de Biguglia, deux étangs d’eaux saumâtres à faible salinité. Les étangs de Diana et d’Urbinu sont moins impactés car plus salés.

À Biguglia, à l’embouchure du Golu où je suis, ou encore à Palu, on est aujourd’hui dans l’incapacité de travailler. Le crabe bleu est un prédateur qui s’attaque aux poissons et détruit nos filets. Il faut attendre qu’il hiberne pour reprendre la pêche. Le problème, c’est qu’au lieu de travailler 6 mois, on ne travaille plus que 2 mois tout au plus. On espère qu’on n’aura pas un hiver trop doux…

 

Il y a, à Bastia, une tradition de pêche au mazzardu (le mulet) et on sait les Bastiais friands de buttaraga. Ne risque-t-on pas de perdre ce savoir-faire ?

Totalement. L’étang de Biguglia fait partie du patrimoine de la région bastiaise. Jusqu’au début du XXe siècle, la pêche aux mulets faisait vivre une cinquantaine de familles. Aujourd’hui, il n’a même plus la capacité de faire vivre une famille. Le dernier pêcheur professionnel va arrêter son activité dans quelques mois. Avec lui, c’est tout un pan de l’histoire de Bastia qui disparaît. Il faut le préserver.

 

En Occitanie, lorsque le crabe est arrivé sur le littoral, les pêcheurs ont bénéficié d’une aide financière1 pendant 3 ans. Cela leur a permis de continuer leur activité. Est-ce qu’en Corse vous bénéficiez d’une aide similaire ?

À l’heure actuelle, non. Il y a un projet en cours avec l’Office de l’environnement qui consistera à fournir du matériel aux pêcheurs (NDLR : des verveux renforcés2). C’est très bien, mais ce ne sera pas suffisant pour les faire revenir. Quel pêcheur professionnel a envie de pêcher du crabe ?

 

Justement, sans aller jusqu’à pérenniser une filière « crabe bleu », n’y a-t-il pas une coopération à envisager avec les professionnels de l’agroalimentaire ?

Tout à fait ! Il y a en ce moment des discussions avec des professionnels de conserverie qui sont prêts à jouer le jeu. Avec quelques financements publics pour l’équipement, ils sont prêts à nous acheter, à transformer et à vendre du crabe3. On pourrait alors envisager de faire revenir des pêcheurs. Car pour se débarrasser du crabe, il faut le pêcher. Donc autant le cuisiner.

 

Et financièrement, les pêcheurs y trouveraient leur compte ?

On ne pourra pas s’aligner sur les prix de la Tunisie qui fait venir le crabe coupé et surgelé pour 3€/ kg. Pour que cela reste rentable, il faudra le vendre entre 6€ et 7€/ kg.

Un étang comme Biguglia va pouvoir capturer 1 tonne/ jour. Moi ici, seul, je peux aller jusqu’à 500 kg/ jour ; idem pour l’étang de Palu. On serait alors autour de 2 tonnes / jour. Cela pourrait suffire à nous maintenir financièrement jusqu’à ce que le peuplement baisse et qu’on reprenne notre activité initiale.

Il faudra aussi lutter contre le marché parallèle fait par des pêcheurs récréatifs peu scrupuleux. Mais les agents de la police de l’eau4 ne sont pas assez nombreux pour effectuer les contrôles nécessaires.

 

Vous qui êtes sur le terrain tous les jours, diriez-vous que la population du crabe est toujours en augmentation ?

Les scientifiques disent qu’elle a doublé par rapport à l’an dernier. Moi je dis qu’elle a triplé. Il n’y a qu’à voir l’augmentation des pêcheurs amateurs. En 1h, vous pouvez pêcher 30 kg de crabes. Plus personne ne pêche le poisson !

 

Quid de la situation écologique des étangs ? Le crabe vert a déjà disparu de nos étangs…

Et de ceux de Canet-en-Roussillon ! Ces deux crabes ont la même niche écologique. Partant de là, il est facile pour le plus grand de détruire le plus petit.

Est-ce qu’il a un impact aussi important sur les autres espèces ? J’attends les réponses des scientifiques. Il semblerait que oui. Il y a en tous les cas une forte baisse du poisson en Canet-en-Roussillon. Est-ce seulement dû au crabe ? L’anguille, elle, est toujours présente, même si sa situation est délicate car en baisse dans le monde entier.

Néanmoins, je suis persuadé qu’on sous-estime l’impact du crabe bleu sur la biodiversité. C’est une espèce qui se nourrit de tout. On a des images où on le voit s’attaquer aux nids de canards et de poules. Cela aura forcément un impact sur la réserve naturelle de Biguglia.

 

En milieu marin, le poulpe est un prédateur naturel du crabe. N’a-t-il pas un prédateur dans les eaux saumâtres qu’on pourrait envisager d’introduire ?

Le poulpe pourrait vivre dans les étangs de Diana et d’Urbinu où la salinité est proche du milieu marin. Mais ces étangs sont faiblement impactés par le crabe, du fait justement de leur salinité. Peut-être la daurade royale, qui s’aventure quelque fois dans l’étang de Biguglia et qui mange les juvéniles…

 

D’aucuns évoquent des divergences entre la gestion de l’étang classé en réserve naturelle et la pratique de la pêche…

Le classement en réserve naturelle et la gestion qui en découle limitent la pratique de la pêche. Selon moi, il est possible de concilier davantage les deux activités. Certes, il y a un manque de moyens humains, matériels et financiers. Mais il faudrait faire plus d’efforts. Cela se fait ailleurs5, pourquoi pas ici ?

 

Un exemple de ce qui pourrait être fait ?

Il existe une barge mobile destinée à faire de la profondeur dans les embouchures pour maintenir leur ouverture. Basé à Aleria, cet outil est déjà intervenu sur les étangs de Diana, d’Urbinu et de Palu. Certes, son utilisation a un coût, mais il a donné satisfaction.

À Biguglia, le gestionnaire de la réserve ne souhaite pas l’utiliser. Le risque évoqué serait que la salinité de l’étang augmente et impacte l’avifaune. C’est dommage, car les interventions faites actuellement sur l’embouchure, qui ont un coût élevé aussi, ont peu d’effets durable. Du coup, les poissons comme les daurades, qui ont une valeur marchande plus importante que le mulet, ne rentrent pas.

 

Si la situation se stabilise, ce qu’on espère, pourrait-on envisager une réintroduction d’espèces, qu’elles soient disparues ou en danger ?

Il faudrait voir, mais je ne pense pas…. •

Propos recueillis par Vanina Bellini.

 

  1. Équivalente à un smic mensuel, cette aide était financée à moitié par l’État, à moitié par la région Occitanie.
  2. Un verveux est un filet pliant qui a la forme d’une longue nasse, cylindrique ou conique, monté sur des anneaux ou autres structures rigides.
  3. Les produits vendus seraient de la chair de crabe en conserve et de la bisque. Contrairement au poisson frais qui ne peut se conserver que 2 ou 3 jours, les produits en conserve ont une durée de consommation plus longue.
  4. Assurée par l’Office français de la biodiversité.
  5. Le marais poitevin bénéficie de plusieurs protections naturelles : Parc naturel régional, Zones humides, Réserve naturelle nationale, zone Natura 2000, Grand Site de France, Znieff, Site classé et inscrit. Pourtant il y a des activités économiques installées et prospères : agriculture, pêche, restauration, tourisme, sport…

 


Ce que l’on sait du crabe bleu Callinectes sapidus

Le crabe bleu doit son nom à la couleur de sa carapace. Plus large que long, il peut atteindre 23 cm de large pour un poids de 500 grs. Une rangée d’épines orangées se situe de part et d’autre de sa carapace, la dernière étant fortement proéminente.

L’espèce possède 8 pattes aux teintes bleutées et 2 pinces fortes (une broyante, une tranchante). Ces dernières sont bleues chez les mâles et rouges chez les femelles. La dernière paire de pattes est aplatie pour favoriser la nage.

Le crabe bleu vit dans les étangs d’eaux saumâtres, à faible salinité, jusqu’à -35 m de profondeur. Sa maturité sexuelle est atteinte après 1 an. Après la reproduction, la femelle grainée part en mer lâcher ses œufs afin qu’ils éclosent. L’espèce a une capacité de reproduction très importante : entre 2 et 4 millions d’œufs par femelle à chaque reproduction, même si les individus adultes seront moins nombreux.

Le crabe peut parcourir jusqu’à 15 km par jour. L’hiver, lorsque la température de l’eau chute autour de 14°, ils s’enfouissent dans le sable pour hiberner ; le mâle dans les étangs, les femelles en mer. Sa longévité n’excède pas 4 ans. • VB

 


Espèces invasives marines

Les eaux de ballast en ligne de mire

Les eaux de ballast des grands navires de commerce représentent un problème majeur en termes de propagation d’espèces invasives. Essentielles à la sécurité des navires, ces eaux sont utilisées pour ajuster la répartition de leur poids. Sans ce dispositif, les bateaux pourraient devenir instables.

Cependant, le chargement et le déchargement aux ports des eaux de ballast non traitées constituent une menace importante pour l’environnement, la santé publique et l’économie, les navires devenant un vecteur de transfert et de propagation d’espèces aquatiques envahissantes. En effet, comme la même manœuvre se déroule dans des ports différents, certaines espèces piégées en Afrique par exemple peuvent être relâchées en Europe, et réciproquement.

Aussi, depuis 2017, pour tenter d’enrayer cette menace, une réglementation de l’organisation maritime internationale impose de renouveler les eaux de ballast résiduelles en haute mer. Ce faisant, les espèces embarquées près des côtes qui y seront rejetées ne pourraient pas survivre. Et de même, les eaux pompées en remplacement en haute mer seraient exemptes d’espèces pouvant représenter un risque pour les écosystèmes côtiers. • VB

En savoir plus :
https://clearseas.org
www.imo.org/fr/OurWork/Environment