Les balbuzards

Entre intérêts commerciaux et environnementaux

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Vendredi 1er juillet, la préfecture maritime de Méditerranée a publié un arrêté instaurant une zone de quiétude aux abords de huit nids de balbuzards pêcheurs entre Cargèse et Calvi jusqu’à fin août. Associations de défense de l’environnement et socioprofessionnels ne partagent pas le même avis sur ce texte qui s’appuie sur des conclusions scientifiques émanant de l’Office de l’environnement de la Corse.

 

Autrefois commun sur les rivières et étangs, le balbuzard avait quasiment disparu au début du XXe siècle. Depuis lors, grâce au statut de protection dont jouissent les rapaces depuis une vingtaine d’années et grâce aux actions de protection spécifiques, les effectifs du balbuzard progressent lentement. Les populations augmentent également un peu partout en Europe.

Sa réputation de voleur de poisson et de pilleur d’étangs lui a valu bien des ennuis. C’est la classification de cette espèce en « gibier nuisible » par la loi du 7 mai 1883, ainsi que l’attribution d’une prime par tête abattue, qui ont eu raison de la population de France continentale. Comme tous les autres rapaces, il a subi des persécutions de la part des pisciculteurs, des pêcheurs, des chasseurs, mais aussi des collectionneurs d’œufs. Aux destructions directes par tir, piégeage et destruction des nids s’est ajoutée la contamination de la chaîne alimentaire par les pesticides. Compte tenu de la faible densité de ses populations et de la grande facilité à détruire cette espèce (aire bien en vue, vol lent), la disparition des populations nicheuses a été totale en France continentale tout comme dans les pays voisins : Grande-Bretagne, Allemagne, Belgique, Italie, Suisse… Il faut donc rester prudent car les menaces demeurent.

 

Depuis 1981, le balbuzard pêcheur bénéficie d’une protection totale sur le territoire européen (inscrit à l’annexe de la directive Oiseaux de l’Union européenne). Il est donc interdit de le détruire, le mutiler, le capturer ou l’enlever, de le perturber intentionnellement ou de le naturaliser, ainsi que de détruire ou enlever les œufs et les nids et de détruire, altérer ou dégrader leur milieu. Qu’il soit vivant ou mort, il est aussi interdit de le transporter, colporter, de l’utiliser, de le détenir, de le vendre ou de l’acheter.

D’autre part, la mise en protection de nombreux sites de reproduction et l’interdiction de certains insecticides (de type DDT) ont évité à l’espèce de disparaitre du territoire.

Les mesures de protection ont permis une augmentation progressive de la population et aujourd’hui les balbuzards peuvent être observés dans de nombreuses régions et notamment en Isère.

 

En Corse, le balbuzard et sa préservation font débat, il est souvent considéré comme menacé par le tourisme de masse. En effet la population s’effondre dans la réserve naturelle de Scàndula. On remarque 20 juvéniles par an de moins qu’il y a 20 ans qui arrivent à maturité. Ce qui est insuffisant pour le renouvellement de la population adulte. En réaction, la préfecture maritime de Méditerranée a publié vendredi 1er juillet un arrêté instaurant une zone de quiétude autour de huit nids de balbuzards jusqu’à fin août entre Cargèse et Calvi. Cette décision divise : associations de défense de l’environnement et socioprofessionnels ne partagent pas le même avis sur ce texte qui s’appuie sur des conclusions scientifiques émanant de l’Office de l’environnement de la Corse. L’arrêté indique que « la navigation, le mouillage et le stationnement sont interdits dans les huit zones définies. Ces interdictions s’appliquent aux navires et aux engins immatriculés (y compris les véhicules nautiques à moteur) et, lorsqu’ils viennent du large, aux engins non immatriculés. »

C’est la date de fin de l’arrêté qui suscite quelques remous, notamment chez les socioprofessionnels (bateliers, clubs de plongée…). L’an passé, un arrêté préfectoral similaire avait déjà été instauré entre Cargèse et Calvi sans susciter le débat. L’interdiction de navigation ne concernait pas la zone de Punta Palazzu, dans la réserve de Scàndula. Ce qui est le cas cette année. De plus, il allait du 18 juin au 31 juillet 2021. Le prolongement d’un mois cette année ne correspond pas non plus à la charte Natura 2000 de bonnes pratiques rédigée en 2020 par l’Office de l’environnement de Corse (OEC) en collaboration avec le Parc naturel régional de la Corse (PNRC). Les services de l’État et une cinquantaine de socioprofessionnels du golfe de Portu y indiquent une période de quiétude se terminant aussi le 31 juillet.

 

Si la préfecture maritime a choisi cet été de prolonger l’arrêté jusqu’à fin août, c’est pour des raisons liées à la reproduction et à la nidification de cette espèce protégée. Pour justifier son choix, elle s’appuie sur les observations d’un pôle scientifique qui fournit ses conclusions à l’Office de l’environnement. Celles-ci font « ressortir que la période d’envol du nid a usuellement lieu aux mois de juin et juillet, mais que les données de suivi de l’année 2021 mettent en évidence deux envols de balbuzard pêcheur la première semaine d’août 2021. » Ces mêmes observations soulignent que « le poussin n’est pas immédiatement autonome à la suite de cet envol puisqu’il reste encore dépendant du nid et des adultes pendant une durée pouvant aller jusqu’à trois à quatre semaines. »

Chez les patrons de bateau de promenade en mer qui respectaient déjà les zones de quiétude établies par la charte Natura 2, on se dit « surpris » par cet arrêté qui « ne correspond pas à ce qui s’était dit lors de la réunion de concertation du 5 avril 2022, explique Eric Cappy, président de l’association des bateliers de Scàndula. Cette réunion avait pour objet de préciser les nids qui devaient être placés en zone de quiétude en 2022. En concertation, on avait décidé d’en mettre huit sur toute la façade entre Cargèse et Calvi, et pas seulement sur la réserve de Scàndula. Mais les services de l’État ont décidé de ne pas tenir compte de cette réunion. Ils ont voulu prendre un arrêté pour juillet-août. »

« Le protocole avait été admis par tous, y compris par le préfet maritime, ajoute le représentant des bateliers. J’ai un courrier dans lequel il nous précise bien que tout sera fait en concertation avec les instances de gouvernance et que les avis de tout le monde seront entendus. Nous, on travaille dans ce cadre-là. Nous sommes allés aux réunions, on a accepté la charte Natura 2000 et là on nous dit que tout cela ne vaut rien. »

Depuis trois saisons, le suivi de la reproduction est assuré par le pôle scientifique « qui travaille de manière indépendante au sein de notre service », précise-t-on du côté de l’Office de l’environnement, chargé du contrôle de la gestion de la réserve de Scàndula, elle-même directement gérée par le Parc naturel régional de Corse. « Scientifiquement, on me dit que jusqu’au début du mois d’août, il est nécessaire de préserver les zones, et je me réfère à ce que disent les scientifiques, explique Guy Armanet, président de l’OEC. Lors de notre dernière visite de site effectuée le 17 juin, sur les 15 nids avec reproduction certaine, nous avons trouvé huit nids avec des poussins. L’État nous a effectivement demandé où nous en étions de la nidification des balbuzards et du suivi scientifique. Ce sont ses services qui sont dans l’obligation de prendre un arrêté pour définir un périmètre et un zonage qui permettent une quiétude certaine pour les balbuzards. »

 

D’après l’association de défense de l’environnement U Levante, ce n’est pas assez tôt, et « l’arrêté préfectoral aurait dû être pris avant, au plus tard le 1er avril », estime Michelle Salotti, qui ajoute : « seules des zones de quiétude prises par arrêté peuvent entraîner des verbalisations tandis que la charte ne le permet pas et ne sert donc pratiquement à rien. Les balbuzards sont en reproduction depuis début mars. Tout dérangement de la reproduction entraîne la plupart du temps l’abandon des nids et la non-reproduction. L’arrêté doit être pris dès le début de la reproduction, dès que l’on sait que les nids sont occupés et que les pontes ont commencé afin que la reproduction soit assurée. Le comportement des balbuzards est inné, réflexe. Dès qu’il y a un dérangement, ils s’envolent et ne protègent plus les œufs, ni leurs petits. »

Si la durée de l’arrêté suscite autant de discussions, c’est aussi parce que la reproduction de cet oiseau emblématique de Scàndula est difficile à dater avec une « précision fixe ».

« Ce genre d’espèces a une période de reproduction qui s’étend au-delà de la nidification au sens strict », explique Olivier Duriez, chercheur au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive et conseiller scientifique du plan national d’action du balbuzard. « Quand le poussin s’envole, il y a une période d’émancipation post-envol qui peut durer plusieurs semaines pendant lesquelles le poussin est capable de voler mais n’est pas encore capable de s’alimenter. Il revient donc dans les alentours du nid pour se faire nourrir par ses parents. C’est donc pour cela que l’on a besoin de protéger la nidification au-delà de la date d’envol. En général, elle se situe fin juin jusqu’à mi-juillet. Néanmoins, la reproduction en tant que telle n’est pas terminée avant mi-août voire fin août. Il y a de la latitude car les balbuzards, comme d’autres animaux, ne pondent pas à une date super fixe. Certains oiseaux marins sont calés sur une date fixe mais les grands rapaces se situent eux sur une période plus large. »

Selon l’ornithologue, d’autres facteurs peuvent altérer la date de ponte des œufs et ainsi décaler la phase de reproduction. « Si un échec intervient au début de la reproduction, pendant l’absence d’incubation quand il y a les œufs, les oiseaux peuvent pondre de nouveau, ce qui retarde encore tout le processus, note Olivier Duriez. S’ils refont une ponte un mois après les autres, l’envol se fera aussi un mois après. C’est pour cela que l’on recommande une période très longue car c’est une espèce qui se reproduit lentement » a-t-il déclaré à France 3 région.

 

Pour Jean-Francois Luciani, élu d’Osani en fonction à Ghjirulatu, et observateur de l’évolution de la réserve depuis de nombreuses années, la diminution de fréquentation et la baisse du taux de reproduction ne serait pas forcément lié à la fréquentation intense des bateaux de plaisance pendant la période estivale : « Historiquement, vous le savez, les falaises rocheuses autour de Ghjirulatu et de Scàndula ont été, en Méditerranée occidentale, la zone refuge du balbuzard, qui ne comptait plus que 3 à 5 couples reproducteurs pérennes quand la Réserve actuelle a été créée, en 1975. Depuis cette date, le nombre de ces couples n’a cessé d’augmenter, pour s’élever aujourd’hui à plus de 35, répartis le long de la côte corse entre Aiacciu et le Cap Corse, et même à l’étang de Biguglia/Chjurlinu ; cette augmentation est allée de pair avec celle de la navigation de plaisance, multipliée elle aussi par 10 sur la même période. Cette vitalité a permis, il y a une dizaine d’années, d’expérimenter une exportation de quelques juvéniles sur la côte toscane, et cette année un couple originaire de notre région s’est même installé spontanément en Sardaigne. On rêverait d’une telle évolution pour les populations de gypaètes et de mouflons, autres espèces emblématiques de la Corse ! »

Ceci dit, une tendance à la baisse est constatée depuis une décennie. « L’espèce n’est pas menacée aujourd’hui, mais il faut agir pour éviter qu’elle puisse l’être à terme dans cette région » dit encore Jean François Luciani pour qui « la compréhension scientifique de cette situation nécessite un travail de recueil et d’analyse de données sur de longues années, car les hypothèses sur les causes possibles sont nombreuses, notamment celles liées aux modifications actuelles des écosystèmes marins en Méditerranée qui sont de nature à affecter directement l’alimentation et l’état sanitaire des balbuzards, qui se trouvent en bout de la chaîne alimentaire. »

 

Réchauffement général et acidification de l’eau, pouvant diminuer la faune habituelle et entrainant l’arrivée d’espèces invasives et de virus nouveaux ; multiplication des canicules marines y compris en juin, poussant le poisson à s’éloigner de la surface (et donc des serres du balbuzard en période d’alimentation critique pour les juvéniles) ; densification des micro-particules de plastiques (perturbateurs endocriniens) tout le long de la chaîne alimentaire des poissons, du balbuzard (et de l’homme !) ; concurrence vraisemblable de certains couples de balbuzards par rapport à leurs voisins, chacun nécessitant une aire importante de nourrissage et de liberté d’évolution sur « leur » domaine, dérangement lié à la présence humaine et à certains comportements inadaptés… pour Jean François Luciani, il appartient aux scientifiques d’approfondir les recherches, et aux acteurs décisionnaires impliqués d’apporter à ceux-ci les moyens de leur mission. D’ores et déjà, « des premières mesures conservatoires ont été prises, avec la mise en place de zones de quiétude autour des nids ayant des poussins, avec le renforcement des équipes de terrain (Parc naturel régional et Office de l’Environnement), avec la construction d’une concertation avec les élus, acteurs et usagers du secteur, préalable indispensable à l’avancement du projet de création d’une vaste zone de gestion autour de la Réserve actuelle, décidée il y a quelques mois par l’Assemblée de Corse. D’autres mesures nécessitent d’être prises rapidement, notamment un arrêté du préfet maritime interdisant le mouillage de jour des navires dans la Réserve (actuellement, il n’est interdit que la nuit par un arrêté antérieur). Mais, surtout, il importe que tout soit fait, en mettant en synergie toutes les parties prenantes, et en apportant tous les moyens humains et financiers nécessaires, pour faire aboutir le projet de cette grande zone de gestion, sans laquelle les difficultés actuelles ne pourront pas être surmontées. »

Clara Maria Laredo.