Au lendemain de la manifestation qui a rassemblé 15 à 20.000 personnes dans les rues d’Aiacciu, Gilles Simeoni était l’invité de France Inter ce dimanche 4 février 2018. Cette interview a été l’occasion de faire un tour d’horizon à la veille de la venue du Président de la République en Corse.
«Démocratie et respect pour le peuple corse », des milliers de personnes ont répondu à votre appel, une manière de préparer le comité d’accueil pour le Président de la République ?
C’est une manifestation décidée au lendemain de notre visite à Paris. Nous avons eu des fins de non-recevoir sur toutes nos demandes, alors qu’elles ont été validées par le suffrage universel en décembre dernier, avec 56% des suffrages, fait sans précédent dans l’histoire contemporaine de la Corse. Nous étions venus à Paris avec une volonté de dialogue, nous nous sommes trouvés devant une porte fermée. Si le Président de la République devait venir en Corse pour confirmer cette orientation, cela nous conduirait vers une situation de blocage et de crise politiques que nous ne voulons absolument pas et donc, nous avons, notamment, organisé cette manifestation.
La mobilisation a-t-elle été à la hauteur des espérances ?
Je suis surpris et même choqué par les chiffres annoncés par les services de la préfecture, ils sont très en deçà de la réalité.
Au-delà des chiffres, la manifestation a été une réussite éclatante. 12, 15, 18.000 personnes en Corse, c’est l’équivalent de 3 millions de personnes sur le Continent. Tout le monde considère qu’elle a été une grande réussite, en termes d’affluence populaire, malgré des conditions météo extrêmement difficiles.
La préfecture dit qu’il y a eu entre 6 à 8000 personnes, c’est volontaire selon vous de sous-estimer ce que vous pensez être un grand succès populaire ?
Vous m’apprenez ce nouveau chiffre, hier c’était 5 à 6000 ! J’ai dit au préfet de Corse qu’il est absolument anormal de présenter des chiffres manifestement sous-estimés, parce qu’on prend le risque de donner, notamment au Président de la République, des informations inexactes qui ne permettront pas de prendre la mesure de l’attente et de la mobilisation des Corses.
Vous vous présentez comme le garant de la non-violence, comment être sûr qu’il n’y aura pas de violence étant donné le processus assez difficile de relations avec l’État sur le nouveau statut que vous réclamez ?
J’ai toujours plaidé pour la disparition totale et définitive de la violence clandestine.
Dans le «pacte stratégique» que nous avons passé avec nos partenaires indépendantistes, il est dit, écrit et réaffirmé, que cette disparition de la violence clandestine doit être irréversible.
C’est très clair. Lorsque nous faisons le constat d’une situation de blocage, ce n’est pas pour exercer un quelconque chantage de retour à la violence. Par contre si l’on n’écoute pas l’expression de la démocratie, du suffrage universel, si l’on n’ouvre pas une perspective politique qui permette le dialogue, on met un couvercle sur la marmite, et, forcément, on risque d’aller vers des situations de tensions, et peut-être des violences.
Si l’État ne cède pas on peut aller vers de la violence…
Je suis un responsable politique. Je viens d’une histoire individuelle et collective où j’ai connu la violence, comme tous ceux de ma génération, où je l’ai même quelquefois subie à travers des attentats et des tentatives d’assassinat qui ont été perpétrés sur des membres de ma famille, mon père, mon oncle, par exemple. Cette histoire, elle est là. Et puis, je sais aussi qu’il y a en Corse 20% des gens qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté, qui sont dans une situation de précarité économique et sociale.
Je sais qu’il y a des jeunes qui n’ont pas de travail. Je sais qu’il y a des agriculteurs qui ne peuvent pas accéder à la terre.
L’ensemble de ces éléments fait qu’il y a aujourd’hui une situation potentiellement explosive. Notre responsabilité, nous, élus de la Corse, nationalistes ou pas, c’est bien sûr de tout faire pour que la violence, et notamment la violence clandestine, disparaisse définitivement.
Mais, il est aussi la responsabilité politique des gouvernants français de créer les conditions politiques, non pas pour céder à un chantage, mais pour ouvrir un dialogue que nous demandons.
Très concrètement Emmanuel Macron arrive mardi, qu’attendez-vous de lui ?
L’attente est forte et c’est celle de tous les Corses. La séquence politique récente, entre notre venue à Paris, pour rencontrer le premier ministre, et la venue du Président de la République, est une séquence décisive pour la Corse.
Le Président de la République, dans la Ve République, est la clé de voûte des institutions, a fortiori avec la dimension qu’a donné à la fonction présidentielle Emmanuel Macron depuis son élection.
Toutes les décisions stratégiques sont prises par lui. Il est celui qui aujourd’hui a les clés du déblocage de la situation.
En avril 2017 à Furiani, le candidat Macron disait : « La place de la Corse est dans la République, la République est suffisamment forte pour accueillir des particularités en son sein, s’il apparait que le cadre actuel ne permet pas à la Corse de développer ses potentialités, alors nous pourrons envisager d’aller plus loin et de réviser la Constitution ». Allez-vous lui rappeler ces propos
Je n’aurais pas besoin de les lui rappeler, il les aura parfaitement à l’esprit. Il y a eu un autre fait politique essentiel, qui a peut-être été un peu éclipsé par la manifestation, c’est vendredi soir à l’Assemblée de Corse, nous avons présenté, le Conseil Exécutif et l’Assemblée, une résolution solennelle autour de quatre points, et notamment la nécessité d’intégrer la Corse dans la Constitution et de construire un nouveau statut d’autonomie. Cette résolution a été votée non seulement par la majorité territoriale, mais également par le groupe Andà per Dumane, dirigé par Jean Charles Orsucci qui est le soutien d’Emmanuel Macron en Corse.
Emmanuel Macron veut faire un droit à la différenciation valable pour les régions françaises, certaines régions pourront développer des compétences que d’autres n’auront pas. Et vous, vous dites il faut une reconnaissance spécifique à la Corse. N’y a-t-il pas un terrain d’entente entre ces deux positions ?
L’article 72 ne reconnaît pas explicitement la Corse, pas plus que les autres articles de la Constitution. La révision constitutionnelle se propose d’intégrer un pouvoir de différenciation qui va plus loin que l’ancien pouvoir d’expérimentation.
Nous pensons qu’il y a besoin d’aller plus loin pour la Corse, qu’il faut aller vers un transfert de compétences législatives. Un pouvoir législatif encadré fait aussi l’objet d’une demande de l’Assemblée des Régions de France, vous voyez que ce n’est pas quelque chose de subversif ni de révolutionnaire.
Quel est le bon modèle pour la Corse ?
Je suis autonomiste. Je suis persuadé qu’un statut d’autonomie de plein droit et de plein exercice, avec transfert de compétences législatives, est et sera ce qui convient le mieux à la Corse. C’est ma position et la position de la famille politique que je représente qui est majoritaire au sein de la coalition qui est aujourd’hui aux responsabilités en Corse.
Les Corses se satisferont de ce statut-là.
Depuis 1982, il y a eu beaucoup de statuts… on a l’impression que cela ne suffit jamais. Emmanuel Macron a aussi des comptes à rendre à l’ensemble de la population française qui n’est pas prête forcément à faire de nouvelles concessions à la Corse ?
Il y a effectivement un travail de pédagogie à faire, d’écoute réciproque. Le rapport au temps est important. On dit au gouvernement, ouvrons une perspective, y compris pour le statut d’autonomie. Nous avons tout à fait conscience qu’on a une nouvelle Collectivité de Corse, qu’on ne peut pas se perdre en permanence dans des discussions uniquement institutionnelles.
Faisons bien ce que nous avons comme compétences ; mettons-les en œuvre ensemble ; travaillons à la réflexion sur un nouveau statut, et avançons de façon progressive et très pragmatique.
La coofficialité de la langue corse, un point sur lequel vous insistez, mais non négociable pour le gouvernement…
Nous avons dit au premier ministre que lorsqu’on ouvre un dialogue, on ne peut pas dire à des élus mandatés par le suffrage universel, par exemple à propos de la coofficialité, «non on n’en parle pas et on n’en parlera jamais ». Notre objectif est de faire en sorte que cette langue corse, qui est partie intégrante de notre identité, qui est aussi un facteur de cohésion, d’intégration et d’ouverture, puisse rayonner et avoir la place qui lui revient de façon naturelle dans la société corse.
La langue c’est l’unité de la République. Ce qui est posée c’est la place de la Corse dans la République, est-ce qu’elle est parfaitement intégrée, est-ce qu’elle est à part et au bout du compte, est-ce qu’elle ne quittera pas la République ? C’est toujours ça qui est en question…
Des États et des citoyens, y compris en Europe vivent de façon tout a fait apaisée au sein d’États qu’ils n’entendent pas quitter et qui pour autant pratiquent plusieurs langues officielles, y compris en Italie ou en Espagne…
Oui mais en France, le français est langue de la République !
C’est récent… Le français a été inscrit comme la langue de la République en 2003. Encore une fois, il ne s’agit pas d’imposer quoi que ce soit, nous n’en avons ni la volonté ni les moyens. Nous demandons le statut de coofficialité de la langue corse car, simplement, tous les linguistes expliquent que, pour une langue minorée en situation de diglossie, la seule garantie de survie et de développement c’est un statut de langue officielle.
Maintenant, si ça n’est pas possible dans le cadre constitutionnel actuel, réfléchissons, regardons ce qui peut être fait par rapport aux objectifs qui sont les nôtres. Je ne vois pas en quoi ça menace l’indivisibilité de la République ou la République.
Statut de résident ?
Le professeur Carcassonne, un immense constitutionnaliste, avait dit que c’était très difficile, mais qu’il peut y avoir un chemin constitutionnel. Là encore, j’insiste, ça n’est pas une discrimination par rapport à l’origine. Si demain il devait y avoir un statut de résident en Corse, que vous soyez résident depuis 5 ans, né à Cergy Pontoise, à Bastia ou à Londres, vous bénéficiez du statut de résident. La situation du marché immobilier en Corse n’est pas la même que sur le continent. Il faut faire preuve d’inventivité juridique. Concrètement vous avez 70, 80, 90%, de gens qui vivent en Corse, Corses d’origine ou non, qui ne peuvent plus accéder au foncier. Cela n’est pas possible de se retrouver dans de telles situations de discrimination !
La position est la même que pour la coofficialité. Si aujourd’hui on ne peut pas le faire, faisons autre chose, réfléchissons ensemble à des mesures, y compris compatibles avec la Constitution actuelle ou révisée. Le Conseil Constitutionnel qui défend le principe d’égalité, dit aussi que les différences de situation non seulement permettent mais aussi imposent les différences de traitement.
Le rapprochement de ce que vous appelez les prisonniers politiques, pourquoi c’est un sujet qui pèse autant dans vos revendications ?
On sort d’une période de 50 ans de conflit entre la Corse et la République.
Cette période de conflit a connu son acmé avec l’assassinat du préfet Erignac.
Mais en arrière-plan de tout cela, il y a eu des dizaines de morts, des milliers d’attentats, des centaines de personnes en prison. Cette page-là, nous voulons qu’elle soit derrière nous.
Ces personnes dont vous parlez, elles sont onze. Laissons de côté la question de l’amnistie, nous l’avançons, on n’en veut pas, d’accord. On dit simplement, appliquez le droit, rien que le droit pour ces onze-là. Quels que soient les crimes ou les délits pour lesquels ils ont été condamnés, ils ont droit au rapprochement, y compris les trois personnes qui restent détenus au titre de leur participation à l’assassinat du préfet Erignac.
Même si nous comprenons qu’il y a des contingences de calendrier qui font qu’on ne peut pas en parler maintenant à quelques jours de la commémoration de l’assassinat, à partir du moment où on est dans la logique de l’état de droit, on ne peut appliquer à ces trois personnes une peine d’éloignement qui n’est prévue par aucun texte.
Ce n’est pas la première fois que vous serez présent à un hommage au préfet Erignac, vous étiez en 2016, en 2017, mais là ça va être très particulier…
C’est une scène très forte qui a beaucoup de sens. 20 ans après – 20 ans, c’est une génération, il est peut-être temps aussi d’ouvrir ensemble le chemin de la paix et de la réconciliation. Nous sommes dans cet état d’esprit. Est-ce que cela sera trop tôt pour que le président de la République porte cette parole-là ? Nous nous y sommes prêts.
Nous ne comparons pas avec ce qui s’est passé en Irlande, au Pays Basque, en Afrique du Sud, mais nous savons qu’on ne sort de conflits de façon définitive qu’en ayant le courage d’assumer sa propre part de responsabilités et le courage aussi de reconnaître l’autre dans ses douleurs, dans ses deuils et dans ses tragédies.
Le moment est venu, et je crois que la Corse et la République ont rendez-vous ensemble avec l’Histoire.