Wanda Mastor sur la réforme constitutionnelle

La Corse ne sera pas l’illustration d’un « pacte girondin »

 

L’intervention de Wanda Mastor, professeure de droit constitutionnel qui a rédigé le rapport sur la Corse à la demande de l’assemblée de Corse, a été très appréciée. Interview.

 

« La Corse n’est pas un département français : c’est une Nation vaincue qui va renaître! » avez-vous rappelé au public de R&PS ce 24 août. Un discours peu commun dans la bouche d’une universitaire…

 

Si j’ai choisi d’entamer mon intervention par cette citation, ce n’est pas par provocation.

C’est pour expliquer que le contexte actuel de la réforme constitutionnelle est indissociable du récit de l’évolution politique de l’île qui ne commence pas au seul début de la Ve République. La phrase est de deux instituteurs et poètes, en 1914 à Marignana, Saveriu Paoli et Ghjacumusantu Versini, dans une revue dont le numéro restera unique, A Cispra.

À l’époque, les revendications identitaires étaient surtout le fait d’intellectuels. De même, le «bulletin régionaliste» A Muvra, entre les deux-guerres, relevait de la même volonté de reconquête de l’identité et d’un militantisme intellectuel. Plus que toute autre, la question de la langue vernaculaire est éminemment politique en Corse et c’est elle, avec le recours à l’histoire colonisatrice, qui posera les bases des argumentations partisanes.

 

C’est comme ça qu’est née une revendication nationaliste…

Comprendre les revendications rend nécessaire une approche globale, non de la «question» corse, mais de son histoire qui a toujours servi d’étendard justificateur aux mouvements puis partis nationalistes. Leur action est inséparable de l’évolution statutaire législative qui a précédé la possible consécration constitutionnelle.

Les revendications nationalistes ont connu un âge d’or mais aussi de sang, avant de s’épanouir dans les urnes dès le début des années 2000. Depuis les élections territoriales de décembre 2017, elles sont représentées par une majorité pacifiste votante. Il s’agit d’un fait démocratique que personne ne saurait contester.

 

La Corse peut-elle inspirer d’autres régions?

La comparaison est toujours difficile, mais néanmoins possible. Partant du modèle corse, les régions telles que la Bretagne, le Pays Basque ou l’Alsace Moselle pourraient nourrir quelques espoirs. Pour le dire autrement, l’insertion de la Corse dans la Constitution pourrait entraîner un effet «premier de cordée». Institutionnellement, la Corse jouit d’un statut plus spécifique que les autres. Elle a, en quelque sorte, une longueur d’avance qui pourrait profiter aux autres territoires animés de revendications similaires.

Un mouvement tel que Régions & Peuples Solidaires en est la preuve.

 

Le «droit à la différenciation», une chance pour ces territoires ?

Afin de mieux redéfinir les compétences des territoires, le Président de la République a mis en avant la nécessité de l’adaptabilité locale des normes, estimant qu’il fallait «conférer aux collectivités une capacité inédite de différenciation, une faculté d’adaptation des règles aux territoires.

Plutôt que de réfléchir à comment traiter tout le pays de la même façon, ayons une approche pragmatique et différenciée » a-t-il dit dans son discours de Furiani. Engagement rappelé par le Premier ministre Edouard Philippe le 14 décembre 2017 à Cahors lors de la conférence nationale des territoires.

Or la République française est l’une des plus centralisées au monde et, du même coup, différenciation, autonomie de certains territoires et indivisibilité de la République paraissent contradictoires.

Dans mon rapport, j’ai longuement développée cette équation qui ne résiste pas à l’épreuve du droit comparé. L’écrasante majorité de nos voisins européens prouve que l’autonomie est non seulement possible, mais extrêmement efficace au sein de Républiques également qualifiées par leurs Constitutions d’«indivisibles», voire d’«unitaires » (alors que ce n’est plus le cas de la France depuis longtemps).

 

L’Etat français se dit pourtant «décentralisé»…

La France étant un Etat unitaire, ni fédéral ni même régional, elle a été obligée, face aux réalités de l’exercice du pouvoir, de le décongestionner. Elle est officiellement une République décentralisée depuis 2003. Mais le récit de la Ve République peut aussi, et surtout se faire à travers le prisme jacobin. D’un Etat centralisé et centralisateur, la République française a glissé, acte par acte, vers une organisation décentralisée, mais fondamentalement, son visage ne change pas et ce récit jacobin nie et combat la diversité territoriale.

Malgré le mouvement décentralisateur de la Ve République, persiste la séculaire opposition entre jacobins et girondins, même éloignée de son sens révolutionnaire. D’où une position du gouvernement très ambigüe sur cette différenciation.

Tel qu’il est proposé, le texte du projet de loi constitutionnelle prouve que le droit à la différenciation cristallise encore cette opposition. Il est, par ailleurs, juridiquement incohérent.

 

Qu’est-ce que donc ce «droit à la différenciation»?

Le droit à la différenciation n’est pas nouveau en droit français. Le concept, pouvant être défini comme la possibilité, pour des collectivités d’une même catégorie, d’exercer des compétences différentes, voire d’exercer une même compétence différemment, a été mis en oeuvre pour une certaine outre-mer à partir de la révision constitutionnelle de 2003 et de nombreuses lois ont déjà entendu instaurer une telle forme de différenciation (loi du 16 décembre 2010, du 27 janvier 2014 ou du 7 août 2015 pour ne citer qu’elles). L’innovation consisterait, dans le cadre de l’actuel projet de loi constitutionnelle, de l’admettre pour les collectivités de l’article 72. Nous sommes donc face à une généralisation du droit à la différenciation qui comporte deux facettes: la possibilité pour une collectivité d’exercer une compétence dont ne disposent pas les autres incluses dans la même catégorie; la possibilité de déroger, et pas seulement à titre expérimental, aux dispositions nationales qui régissent ces compétences. Les départements et régions d’outre-mer, la Réunion exclue, pourront donc continuer de faire ce qui était déjà prévu, mais par le biais d’une procédure simplifiée.

 

La proposition peut-elle intéresser la Corse?

Forte d’un bilan quantitatif et qualitatif désastreux, l’habilitation législative laisserait la place à un décret en conseil des ministres après avis du Conseil d’Etat. On notera malgré tout, et ce n’est pas rien, la création d’une procédure de ratification, présentée par l’exposé des motifs comme «un droit de regard du Parlement». Tout est dit. La Corse se voit gratifiée, quant à elle, du pouvoir d’adaptation sur habilitation législative. De quelque chose que l’on enlève aux départements et régions d’outre-mer pour cause d’insuffisance et d’inefficacité…

«Nous avons le projet de revenir sur le droit à l’expérimentation, qui s’appellera désormais le droit à la différenciation» avait dit Madame Gouraut…

Nous sommes évidemment très loin d’une substitution et formelle et substantielle.

L’alinéa 2 de l’article 15 du projet permet aux collectivité territoriales de déroger, pour un objet limité, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences, éventuellement après une expérimentation.

En d’autres termes, la dérogation est susceptible d’être associée à l’expérimentation locale. Je ne vois pas comment le caractère illogique de cette juxtaposition pourrait être contesté. On greffe une nouveauté, qui était censée remplacer un ancien mécanisme ayant largement prouvé son inefficacité, à, précisément, cet ancien mécanisme. Au sein du même alinéa coexistent donc l’expérimentation, provisoire et sujette à évaluation, et le pouvoir de dérogation pérenne.

Dans son avis, le Conseil d’Etat a précisément suggéré une réforme du régime des expérimentations qui pourrait donner lieu à une dérogation pérenne et non plus seulement à une généralisation ou un abandon. Ce sera peut-être l’oeuvre d’une loi organique. Mais alors, il faudra nous expliquer la différence, et pas seulement conceptuelle, entre une expérimentation qui devient permanente et le droit à la différenciation.

 

Où est l’avancée pour la Corse?

La Corse est un territoire juridiquement inclassable qui ne s’identifie que par rapport à son «rattachement» à l’article 72 de la Constitution. Tandis que l’île de Clipperton a les honneurs de la gravure dans le marbre constitutionnel, la Corse n’est évoquée qu’indirectement à travers une tautologie: elle est une collectivité à statut particulier ! Il était impensable que la Corse en reste à un statut hybride et silencieux. Outre l’incongruité de l’absence de référence explicite, cette dernière révèle toute l’ambiguïté de son statut. Car si ce territoire relève bien de l’article 72, ses compétences (qui devraient en principe découler de son statut) sont une sorte d’agglomérat atypique qui «puise» des éléments aux catégories des articles 73, voire 74. Un territoire doté d’une organisation spécifique, d’un régime électoral propre, de la possibilité d’extension des compétences, de ressources fiscales indirectes dérogatoires, d’un droit à la consultation sur les projets de textes législatifs et réglementaires, du pouvoir de proposition d’adaptation des lois et règlements, d’un pouvoir réglementaire sur habilitation doit-il encore être qualifié de territoire à «statut particulier »? Assurément, non, ce territoire est « la Corse », tout comme la Nouvelle Calédonie ne porte pas d’autre nom. À ce titre, elle méritait a minima de bénéficier des autres particularismes accordés aux terres d’outre-mer.

 

Que prévoit le projet de loi constitutionnelle?

Deux choses essentielles.

Premièrement, que les lois et règlements pourront comporter des règles adaptées aux spécificités liées à son insularité ainsi qu’à ses caractéristiques géographiques, économiques ou sociales. Il ne s’agit, de mon point de vue, que d’une constitutionnalisation du code général des collectivités territoriales.

Deuxièmement, que la collectivité, seulement sur habilitation du pouvoir concerné (législatif ou règlementaire, en fonction des domaines de compétences), pourra procéder à des adaptations. Ce dont l’outremer dispose depuis 2003, avec la fortune que l’on connait. Il faut en plus ajouter à la lourdeur de la contrainte de l’habilitation législative la possibilité de l’intervention du Conseil constitutionnel pour vérifier l’existence des contraintes particulières, ou de celle du juge administratif pour les dispositions de nature règlementaires. Voilà donc que neuf juges, si nous prenons l’hypothèse d’une adaptation législative, pourraient être à même de décider que la majorité des élus Corses ont commis une erreur d’appréciation des contraintes liées à la collectivité qu’ils gèrent pourtant au quotidien!

 

Mépris… mais aussi inefficacité!

Il me paraît évident que le dispositif actuellement prévu pour la Corse conduirait à la même inefficacité que celle observée auparavant pour les départements et régions d’outre-mer. Nous sommes, avec cet article 72-5, très loin de l’autonomie législative. Des transferts de compétences, de l’habilitation permanente dans certaines matières qui n’auraient pas touché au coeur des compétences régaliennes de l’Etat. De toute façon, une telle hypothèse n’aurait jamais pu s’épanouir dans le contexte de l’article 72, d’où ma proposition, dans le rapport, d’insérer l’autonomie de la Corse dans un article 74-2. C’est-à-dire, dans l’environnement de l’article 74, relatif aux Collectivités d’outre-mer jouissant d’une autonomie telle que la Polynésie Française.

 

Une réforme pour rien?

La décentralisation n’est pas qu’une modalité d’aménagement d’un Etat unitaire.

Elle est la condition minimale de son maintien démocratique. Car elle seule permet de répondre aux aspirations des populations qui sont les mieux informées et attachées à leur identité. Entre un Etat régional accordant l’autonomie à toutes ses régions et un Etat unitaire trop centralisateur, la Corse aurait pu servir de modèle pour une voie alternative, à l’image des archipels du Portugal. Celle dans laquelle une collectivité à statut particulier pourrait jouir du droit d’adapter les règlements et les lois nationales, et d’adopter des textes de forme législative dans des domaines délimités par la Constitution. Et de présenter ainsi la République française sous un jour moins rigide, moins centralisateur, respectueuse de l’attachement des citoyens à leurs territoires. En un mot, et pour l’emprunter au Président de la République lui-même, la Corse aurait pu être la première illustration d’un nouveau «pacte girondin». Et la réforme n’aurait pas été révolutionnaire puisqu’empruntant la voie déjà tracée par l’outre-mer.

 

Le jacobinisme, un mal culturel français?

« Jacobins, ne tuez pas la paix! » C’était déjà à propos de la Corse que l’ancien Premier ministre Michel Rocard s’était ainsi écrié, dans une Tribune au Monde le 31 août 2000. Le contenu de l’actuel projet de loi constitutionnelle illustre selon moi la persistance de cette opposition séculaire entre Jacobins et Girondins, autrefois idéologique et partisane, devenue culturelle. Malgré quelques retours somme toute mineurs et ponctuels, aucun Président de la Ve République n’a renversé le mouvement décentralisateur initié par le premier d’entre eux, tout comme aucun n’a réussi, jusqu’à ce jour, à imposer la révolution girondine. La route est encore longue entre le pacte et la révolution !