La méprise

Il est de ces faits divers qui vous glacent le sang. Bien sûr, il y a eu les cinq morts de cette terrible crue qui a bouleversé et marqué la Corse entière au tout début du mois d’août. Et puis il y a eu à la fin de ce même mois, un assassinat à Bastèlica.

 

À dire vrai, pour les gens de ma génération qui ont grandi dans les années 90, les assassinats, même si cela fait bizarre de le dire ainsi, on fait avec. Pas que ça ne fasse rien, mais c’est devenu monnaie courante. On est surpris, choqués et puis ça passe.

Mais là, ce fait divers là, celui qui vous glace le sang est différent. Car il parle d’un homme, qui pourrait être vous et moi, qui vit au village et qui va tout bonnement à la chasse, comme nous pourrions aller au marché ou à la station-service. Et qui se fait tuer comme ça sur la route, au volant de sa voiture. Mais là, après la surprise, après le choc, ça ne passe pas. Non seulement ça ne passe pas, mais ça enfle, ça déborde et « on » finit par savoir qu’il y aurait eu MÉPRISE. Par méprise, entendez erreur sur la marchandise, mauvaise cible, homicide volontaire involontairement foiré. Parce qu’il semblerait que la seule faute de ce pauvre homme ait été d’avoir la même voiture que la cible réelle et de circuler sur la même route que lui au petit matin.

Mais voilà, il y a eu MÉPRISE.

Cet homme a été victime d’un malentendu, d’un quiproquo, d’une confusion qui lui a couté la vie. Et nous, les survivants de ces affrontements armés, de quel grand quiproquo sommes-nous victimes ? Nous, les Corses qui vivons et travaillons très loin des « affaires » et du grand banditisme de quel malentendu avons-nous à payer le prix ? Nous, les citoyens de cette île, de combien d’années de confusion serons-nous encore l’objet ?

 

Car la véritable méprise c’est bien celle-là.

Celle de croire que la violence s’arrête un jour. Que l’on réussira à construire un pays où la paix l’emporte sur les règlements de compte assassins. Que nous pourrons élever nos enfants, non seulement épargnés de l’insécurité des villes et des banlieues métropolitaines, comme nous aimons tant le rappeler, mais surtout débarrassés de ces affrontements meurtriers qui minent la Corse depuis trop de décennies.

La paix est-elle un voeux pieux ? La violence doit-elle continuer à s’imposer sans que nous ayons collectivement les moyens de réagir ? Quel horizon pour se projeter dans cette île ? Quel horizon pour entreprendre, se développer, créer, imaginer, inventer si notre société est impuissante face à cette spirale mortifère? Si nous pouvons continuer à tomber ainsi sous les balles… pour rien.

Toutes les formes de violence qu’elle soit motivée par l’idéologie ou la cupidité, ont eu des effets désastreux sur le long terme. Ils ont marqué l’histoire d’un peuple et ont condamné ses habitants à vivre avec cela.

 

Flash-back. Nous sommes en février 1999, à Ajaccio, j’ai 13 ans, je suis invitée par mes professeurs à venir lire un texte de Martin Luter King devant la plaque commémorative installée pour la première cérémonie officielle en hommage au Préfet Erignac assassiné. Après lecture, une journaliste de France 3 vient vers moi avec caméra et micro, elle me demande ce que ça me fait d’être là, pourquoi c’est important pour moi de porter un message de paix, et ce que je ressens face à cet évènement.

Mais voilà, je n’ai pas parlé. J’aurais su quoi répondre, j’aurais aimé dire quelque chose, même une banalité, j’étais collégienne après tout. Mais je n’ai rien dit. Et je n’ai rien dit parce que j’ai eu peur. J’ai eu peur qu’on me voie, qu’on m’entende et peut-être qu’on me tue. Voilà la pensée qui m’a traversé, si je parle, ils viendront me tuer. C’était sans doute la pensée non aboutie d’une ado qui n’a pas tous les éléments en tête. Mais cette peur était réelle. Et c’est en cela que la violence est pernicieuse, c’est en cela qu’elle finit par s’immiscer en chacun de nous sans que nous l’ayons choisi.

 

Ce qui est certain, c’est que ces actes ignobles, ces centaines d’hommes qui ont péri sous des balles avec ou sans raisons sont morts au mépris du bien commun, au mépris des futures générations, au mépris du devoir de paix que nous devrions tous être en mesure de porter collectivement.

Antonia Luciani.

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