L’Université de Paris Sorbonne et l’Association culturelle Scopre de Marignana ont noué un partenariat qui fait converger sous les châtaigniers du Sevi in Grentu des intellectuels venus de plusieurs Universités : Sorbonne Paris, Lille, Corti, Sassari, Lyon, Bordeaux. La réflexion y est universitaire, mais sur une thématique éminemment politique : «Minorités en Europe aujourd’hui, entre autonomie et séparatisme ».
Le format universitaire bannit les discours enflammés de tribune. Il vise plutôt à mieux comprendre le soubassement sociologique des cas étudiés, d’en restituer la dimension historique et de mieux cerner les réalités culturelles de chacune des «minorités » passées au crible d’une discussion entre universitaires. C’est parfois ardu pour un profane, mais les informations et les analyses que l’on y glane sont d’une richesse qu’on ne peut soupçonner avant d’entrer dans la salle qui accueille les débats.
Prenons l’exemple de la Corse que nous connaissons mieux. Comment bien l’analyser si on ignore le soubassement du clanisme qui a structuré depuis des siècles la vie politique insulaire, et au fil de l’Histoire, forgé une réalité politique locale dont le mouvement nationaliste corse doit « s’émanciper » en arrivant aux responsabilités ? Voilà une réalité bien vivante que l’observateur extérieur ne peut comprendre par la simple lecture des programmes ou des résultats électoraux. C’est ce type de lecture de second degré que la tenue d’un tel colloque permet de vulgariser.
Catalogne, Sardaigne et Pays Basque étaient au menu de la première journée du Colloque. La deuxième, à laquelle je n’ai pu assister, étant consacrée à la Corse, puis à un débat général sur l’ensemble de ces problématiques. Il faudra guetter la sortie des actes de ce Colloque et il est certain que leur lecture sera d’un grand intérêt pour s’imprégner de la somme des contributions présentées.
En Sardaigne, Carlo Pala, universitaire à Sassari, nous a décrit l’état de fractionnement de la revendication nationale sarde, pas moins de dix listes aux précédentes élections régionales se partageant 20% des voix. Pourtant il nous explique à quel point, sondages à l’appui, les Sardes sont profondément et avant tout sardes, comment le mouvement national des années 80, fort d’une identité sociale et linguistique forte et apparemment indestructible dans une population sarde imprégnée par ses traditions, avait négligé le combat pour la langue et devait s’en emparer désormais.
Le nationalisme sarde est faible d’avoir éclaté en trop de chapelles à chaque scission du parti d’origine, le Partido Sardo d’Azzione, un des plus vieux d’Europe, créé dès 1921, et atteignant jusqu’à 35 % des voix avant l’irruption du fascisme. Manifestement, le sentiment national reste très fort en Sardaigne, mais il peine à trouver une traduction politique exprimant en termes électoraux son potentiel au sein de la société. De plus, l’irruption depuis le continent italien de la Lega dans le paysage politique local, comme du mouvement 5 Stelle qui a remporté le dernier scrutin législatif, maintient le mouvement politique nationaliste, toujours très éclaté, divisé par ses nouvelles alliances, dans un état de trop faible influence pour pouvoir espérer renverser la situation politique locale à son avantage lors des élections régionales qui auront lieu en février prochain. Pour les Sardes, la victoire électorale des nationalistes en Corse est une référence extraordinaire. Mais ils ne savent comment la reproduire.
La Catalogne aussi a ses «mystères historiques » que l’intervenant Stéphane Michonneau de l’Université de Lille s’est attaché à nous décrire. Depuis sa renaissance dans la seconde moitié du 19e siècle, jusqu’à nos jours, en passant par des « accidents de l’Histoire », comme le franquisme, qui ont fortement pesé sur son développement, le nationalisme catalan a révélé des constantes historiques qu’il faut connaître pour mieux apprécier la situation actuelle. Ainsi en est-il du rôle fondamental des « élites catalanes », qui émanent du monde économique, et de cette dimension économique qui est, à toutes les époques, une priorité, notamment dans son poumon de Barcelona.
Ces élites ont avancé le premier projet « d’Estat Català » après la débâcle coloniale de l’Espagne, notamment quand elle perd Cuba en 1898 alors que la présence espagnole y était avant tout catalane. L’État espagnol étant responsable de la déconfiture économique qui en a suivi en Catalogne, il a été alors mis en accusation. L’Estat Català, proclamé par Francesc Macià, quand il crée la République de Catalogne en 1931, prend pour drapeau l’actuelle « estrelada », le drapeau aux couleurs de la Catalogne frappé d’un étoile dans un triangle bleu, emblème directement inspiré du drapeau cubain.
C’est cette même « élite catalane » qui sera incarnée par Jordi Pujol durant la longue période post-franquiste où Convergencia a dominé la vie politique catalane, et elle est encore présente à travers les entreprises de taille multinationale qui, depuis la Catalogne, rayonnent dans l’économie mondiale. Voilà une « toile de fond » certainement importante, qui n’existe ni en Corse ni en Sardaigne, et qu’il faut connaître pour mieux comprendre les évolutions récentes, et à venir, dans le conflit qui oppose de façon aigue la Catalogne à Madrid.
Ce « colloque en altitude » a ainsi permis, à tous ses participants, de prendre un peu de hauteur. Bravo aux organisateurs !
François Alfonsi.