La vie politique exprime l’humeur des peuples. Et, comme toute expression, elle est le résultat d’un ressenti, d’un espoir rempli ou d’un espoir déçu, d’un besoin satisfait ou non. D’où vient qu’un grand sentiment de mal-être se répand partout, aussi bien en France sur les ronds-points qu’en Italie dans les urnes, et bien au delà, aux USA, au Brésil et ailleurs ? En fait, depuis une trentaine d’années et l’emballement de la mondialisation, un système planétaire de confiscation des richesses par une élite très fortunée s’est mis en place dans des proportions jusque là jamais atteintes. Cette confiscation colossale prive les sociétés des ressources qui sont essentielles pour satisfaire leurs besoins.
Le moyen de cette captation qui est en train de déstabiliser le monde a été, et est encore, la montée en puissance des paradis fiscaux, et l’émergence de géants économiques avec internet, particulièrement les GAFA, Google, Amazon, Facebook, Apple et quelques autres comme Microsoft.
J’ai eu la chance il y a dix ans de faire une campagne pour les élections européennes aux côtés d’Eva Joly qui, par ses interventions précises et documentées, a sans doute été la première à mettre en lumière ce phénomène majeur. Hélas, si son message a commencé à lézarder le mur médiatique, trop peu a été fait et le phénomène continue de se propager.
On estime qu’en trente années, depuis 1990, les sommes détournées annuellement via les paradis fiscaux ont été multipliées par 15 ! Pour la seule Europe, le chiffre annoncé est de 1.000 milliards d’euros par an, 8 fois plus que le budget annuel de la Commission Européenne. Pour la France, le chiffre avancé est de 60 milliards d’euros annuels, six fois plus que le montant des mesures qu’Emmanuel Macron a concédé sous la pression de la contestation des gilets jaunes.
Le FMI évalue que 50% des transactions internationales transitent par les paradis fiscaux. Exemple qu’Eva Joly citait : 57% des investissements étrangers en Inde viennent de la seule Ile Maurice peuplée d’un million d’habitants. Traduction : les Indiens les plus fortunés, et les multinationales, logent leurs bénéfices dans ce paradis fiscal, échappent ainsi en grande partie à l’impôt, et peuvent donc investir des sommes bien plus importantes pour développer leur business.
Les géants de l’Internet sont venus ces vingt dernières années démultiplier les effets de l’évasion fiscale en captant à leur profit des activités économiques qui jusqu’ici échappaient à l’emprise des multinationales « historiques », fondées principalement sur l’exploitation minière et pétrolière, et sur les grandes industries mondialisées : automobile, telecom, énergie, etc… Désormais, l’activité des taxis est concernée via Uber, celle du tourisme via AirB&B ou Booking, la publicité via Facebook et Google, le commerce de détail via Amazon, etc : même les 30 € de votre course de taxi génère du revenu qui sera ainsi détourné vers les paradis fiscaux par les géants du net américains.
Conséquence : en 2018, Donald Trump a décidé une réforme fiscale et proposé un deal aux GAFA : un impôt forfaitaire ramené à 10% des sommes rapatriées depuis les paradis fiscaux dans l’économie américaine. En un an le fisc américain a récupéré ainsi 64 Mds de dollars. Ce sont donc 640 milliards qui ont été déplacés des paradis fiscaux vers les USA, et ce n’est probablement que la partie émergée de l’iceberg ! Et l’origine de cet argent est très souvent les bénéfices faits en Europe et systématiquement soustraits à l’impôt.
Ces sommes colossales détournées manquent aux services publics, et on en retrouve les effets sur les ronds-points des gilets jaunes : minimum sociaux trop bas pour vivre dignement, taxes élevées (TVA, carburants) pénalisant les plus pauvres, fiscalité très lourde sur les classes moyennes et les retraités, conditions dégradées d’accueil dans les hôpitaux, les Ehpad, salaires très bas, chômage qui monte car l’activité captée par les GAFA met des artisans et des commerçants au chômage, avec une concurrence faussée car échappant à l’impôt.
S’il est un enjeu crucial pour les politiques européennes, c’est de mettre un terme à cette immense évasion fiscale. Des premiers pas ont été accomplis, notamment sous la houlette de Margarethe Vestager, la commissaire européenne danoise qui a contraint le seul Apple à payer 13 milliards d’euros d’impôts détournés en Europe. Google est taxé de son côté pour presque 10 milliards d’euros, et devra payer lui aussi malgré l’armée de juristes qu’il mobilise : l’Europe « pèse » 25% de l’économie mondiale et nul ne peut prendre le risque d’être écarté de tout le marché européen. Mais les freins sont nombreux et puissants, à commencer par la nomination d’un Président de Commission luxembourgeois, dont toute la vie politique avait consisté jusque là à développer son pays comme paradis fiscal.
Quand Trump négocie avec les GAFA, il promet en échange de mettre son poids dans la balance pour tenter de dissuader Mme Vestager de les taxer lourdement. Le chantage aux droits de douane imposés à l’Europe est le moyen trivial de cette négociation : « arrêtez de taxer les GAFA américaines en Europe, sinon je taxerai les voitures allemandes vendues aux USA ! ».
Du grand débat lancé en écho à la crise des « gilets jaunes », un effet salutaire serait que cette question centrale, qui est en grande partie à l’origine du mal-être exprimé, vienne à être abordée, et des orientations politiques fermes définies pour mettre un terme aux paradis fiscaux. Mais la France seule ne peut y suffire : les réponses doivent être européennes.
François Alfonsi.