L’actuelle Délégation de Service Public de la desserte maritime de la Corse prendra fin le 31 décembre 2022. Cette continuité territoriale a alimenté depuis sa création une multitude de contentieux dont les récents développements financiers ont défrayé la chronique en fin d’année dernière. Mais rien n’est encore clair pour la prochaine échéance qui est cruciale puisque la nouvelle concession sera attribuée pour 10 ans.
Déjà les prémices du futur appel d’offres sont engagés, à travers une enquête ouverte aux usagers, menée par l’Office des Transports, destinée à éclairer les besoins du public pour ses déplacements maritimes entre la Corse et le continent. Cette procédure est prévue par les règlements européens qui énoncent une évidence : l’argent public ne peut être destiné qu’à financer un service du public, suffisamment avéré, et non pour permettre l’équilibre économique des compagnies attributaires du marché comme cela a été le cas des années durant sous la houlette de l’État avec les conséquences juridiques que l’on connait.
De quoi le « public » a-t-il besoin que le marché ne pourrait satisfaire par le seul jeu de la concurrence ? Dans le cas de la Corse, l’essentiel tient au dimensionnement des capacités, qui doivent assurer un trafic d’été élevé, rentable naturellement, mais qui provoque mécaniquement des surcoûts l’hiver quand le trafic baisse de moitié et même davantage alors que les moyens restent les mêmes.
Pour permettre ce service public, la Collectivité de Corse, responsable du marché, a deux outils. Le premier tient aux Obligations de Service Public (les OSP) qui définissent le service minimum imposé par la Collectivité. Les OSP sont une simple régulation du marché, sans injection d’argent public. Mais sans ce service minimum, particulièrement en période creuse, une compagnie ne peut être autorisée à postuler pour l’autre outil dont dispose la Collectivité, la délégation de service public (DSP) qui ouvre droit à une compensation financière, pour satisfaire plusieurs types de demandes liées aux besoins de la Corse formulés par ses élus : fréquences plus nombreuses, qualité et confort des navires et de leurs aménagements, tarifs réduits…
Ce « service public » de la DSP couvre deux segments bien différents : celui des marchandises, et celui des passagers. Pour l’un comme l’autre, il faut rééquilibrer le différentiel entre été et hiver, remplir des objectifs de tarifs et de fréquence, etc. Deux modèles de desserte sont possibles. Le premier modèle consiste à séparer fret et passagers, le fret étant transporté par des cargos simples, et les passagers par des paquebots, les deux étant positionnés selon les OSP, c’est-à-dire exerçant, y compris l’hiver, des rotations quotidiennes sur Aiacciu et Bastia depuis un port du continent, auxquelles s’ajoutent une desserte régulière des ports secondaires. Ce qui signifie en hiver deux rotations quotidiennes pour chaque port principal, celle d’un cargo en lien avec Marseille car il est démontré que l’essentiel du fret transite par ce port, et celle d’un paquebot.
L’autre modèle est celui des cargos mixtes, qui embarquent lors d’une seule et même traversée marchandises et passagers, ce qui n’est possible que l’hiver, quand le trafic passagers baisse drastiquement. Ce second modèle a un avantage évident en réduisant de moitié les consommations de carburant, et par là-même, les émissions de CO2 et la pollution dans les ports par rapport à un modèle à deux navires, cargo et paquebot. Mais ce modèle suppose d’ouvrir la DSP non seulement aux marchandises, mais aussi à un nombre limité de passagers qui sont acheminés vers Marseille, ce qui améliore la commodité des déplacements pour les résidents corses pour qui Marseille est une destination plus fréquente que Toulon ou Nice.
Or la Corsica Ferries qui transporte des passagers à Toulon, y compris l’hiver, en respectant les OSP telles que définies par la Collectivité de Corse, sans pour autant percevoir la moindre subvention, fait grief à ce modèle comme faussant le marché à son détriment.
En face, on objecte qu’un passager débarqué à Toulon n’est pas arrivé à Marseille, et que son acheminement n’est alors pas satisfaisant. Plusieurs catégories de passagers sont ciblées : les chauffeurs des semi-remorques qui doivent accompagner leur véhicule, les étudiants, personnes âgées, personnes malades qui ont Marseille pour destination mais pas de moyens autonomes pour s’y rendre depuis Toulon, etc. D’où le contenu de la DSP qui intègre des besoins limités en capacité d’accueil (cabines…) pour ces personnes dans les exigences de la DSP, ce qui, ainsi, favorise le modèle économique des cargos mixtes.
La Corse n’est pas seule à y avoir recours, et des mêmes navires desservent les Iles Baléares ou la Sardaigne. Mais la capacité d’embarquement de passagers est scrutée à la loupe, par les autorités de la concurrence quand elles sont saisies par des concurrents mécontents, et par la Commission d’Appel d’Offres de la CdC au moment de retenir les offres. C’est ainsi que Corsica Ferries, candidat pour la DSP partielle en cours de 22 mois (mars 2021 à décembre 2022) a vu sa candidature écartée. Décision attaquée en justice, dont l’issue est toujours pendante.
Dans ce dossier, renoncer aux cargos-mixtes aurait un double effet : barrer la route à un modèle de desserte beaucoup plus vertueux en termes de rejet CO2, et répondre moins bien à l’attente du public en affectant ses possibilités de choix pour se déplacer de la Corse vers le continent. Mais il est plus fragile face aux règlements dont la Commission Européenne est la gardienne.
D’où le lobbying intensif qui va se développer tout au long de l’année 2022 pour assurer au futur appel d’offres de la Collectivité de Corse les meilleures garanties juridiques et politiques. Tout se jouera dans une grande négociation entre la CdC, l’État et la Commission Européenne. Le passif d’un long passé d’infractions dans ce dossier, dont on vient de mesurer la facture finale pour la CdC, rend la négociation plus ardue.
Mais, sur le fond du dossier, c’est bien le service public dont veut disposer le peuple corse qu’il faut satisfaire, et non les intérêts particuliers des compagnies. •