Catalunya

Crise gouvernementale, crise politique

L’union du mouvement indépendantiste catalan, réalisée par l’accord de gouvernement de février 2021 en regroupant les élus d’ERC (33) et de Junts (32) avec l’appui sans participation de ceux de la CUP (9), n’existe plus à la tête des institutions de Catalogne. La formation de Carles Puigdemont, Junts per Catalunya, vient de décider de quitter ce gouvernement. Père Aragonès, le Président issu de ERC, a annoncé sa volonté de poursuivre son mandat jusqu’à son terme de quatre ans, en février 2025.

 

 

La décision de Junts a été prise au terme d’un long processus interne où une ligne majoritaire (55 %) s’est finalement imposée lors du Congrès des 6 et 7 octobre dernier pour quitter le gouvernement issu des accords avec ERC de mars 2021, 42 % se prononçant pour leur maintien, parmi 6.465 militants dont 79 % ont pris part au vote.

Ces chiffres témoignent de la vitalité du mouvement indépendantiste, en même temps que de la difficulté à définir une ligne politique unifiée dans ses propres rangs, et donc a fortiori entre différentes composantes.

 

Des désaccords anciens.

Déjà, il y a 18 mois, la discussion avait été difficile entre ERC, arrivée en tête avec une faible avance, et Junts contraint de ce fait au second rôle. Il avait fallu trois tentatives avant que Père Aragonès n’obtienne le concours de Junts pour former son gouvernement, sous la pression de l’opinion et de la société civile qui refusaient d’admettre d’autres alliances qui auraient conduit à occulter la victoire indépendantiste sortie des urnes, puisque, pour la première fois de son Histoire, l’indépendantisme catalan a été majoritaire en sièges (74 sur 135) et en voix (50,73 %).

Mais, déjà, entre Junts et ERC, les désaccords étaient nombreux. Ils portaient principalement sur trois points.

 

Le premier point de désaccord est relatif aux choix tactiques à effectuer pour la conduite de la Generalitat après le referendum du 1er octobre 2017, dans le cadre de la répression brutale qui a suivi, et qui perdure. La déclaration unilatérale d’indépendance n’ayant pu être suivie d’effet, et l’État ayant repris la main sur les institutions catalanes grâce à la mise en œuvre de l’article 155 de la Constitution espagnole, il avait été important qu’une majorité indépendantiste sorte des urnes dès le 21 décembre 2017. Elle avait été majoritaire en sièges, légèrement minoritaire en voix, et dominée par Junts qui, Carles Puigdemont étant contraint à l’exil en Belgique, a nommé Quim Torra comme Président de la Generalitat. Celui-ci, sur une ligne indépendantiste radicale, a mené une gouvernance « musclée », ce qui a conduit à son invalidation sur la base d’un simple prétexte, sa condamnation pour « désobéissance » pour avoir apposé et maintenu en façade du bâtiment de la Generalitat une banderole demandant la libération des prisonniers politiques. La justice espagnole l’a destitué, et des élections anticipées de plusieurs mois ont alors été convoquées.

Quand Père Aragonès est élu lors de l’élection qui a suivi, il a affiché son intention de ne pas prêter le flanc, comme l’avait fait son prédécesseur, aux coups de la répression judiciaire, qui, depuis le 1er octobre 2017, a redoublé d’agressivité envers les élus catalans. Mais, comme elle l’avait fait contre Quim Torra, la justice espagnole a trouvé un prétexte contre Laura Borras, Présidente Junts de l’Assemblée, invalidée pour une peccadille qu’on lui a reprochée dans de précédentes fonctions. La maintenir présidente malgré la décision de la Cour de Justice, c’était ouvrir la porte à la dissolution pour tous ; la remplacer ne pouvait qu’ouvrir une nouvelle crise entre Junts et ERC. Leur rupture vient conclure cette longue série de divergences tactiques.

 

Le second point de désaccord tient à la relation avec le gouvernement socialiste de Pedro Sanchez. Lui aussi est élu jusqu’à 2024, et lui aussi est très fragile politiquement. Sa majorité aux Cortès tient à la décision d’ERC (13 députés), et d’autres députés alliés basques PNV comme EH-Bildu, galicien ou des Iles Canaries de lui permettre de rester à la tête d’une majorité aux Cortès. Les députés de Junts, depuis le début, sont dans l’opposition et refusent de soutenir, même indirectement, un gouvernement qui apporte son soutien à la politique anti-catalane de l’État, même si c’est avec moins de hargne que la droite espagnole, totalement déchaînée et sous pression de l’extrême droite de Vox. La contrepartie obtenue par ERC est celle d’une « table de dialogue » qui reste très limitée. Son principal résultat est d’avoir obtenu de faire barrage aux assauts du PPE, de Vox et des juges espagnols contre l’enseignement 100 % catalan dans les écoles et les universités, condition essentielle pour la poursuite de la catalanisation de la société que la droite et l’extrême droite veulent éradiquer. Mais rien sur les prisonniers politiques, l’amnistie, l’arrêt des poursuites, etc.

Malgré cette déception, ERC estime préférable de soutenir Sanchez plutôt que d’accélérer la venue au pouvoir à Madrid d’une droite très dure et répressive. Mais cette position de prudence est souvent critiquée, assimilée à de la passivité, particulièrement dans les rangs de l’Assemblée Nationale Catalane qui l’a vivement critiquée lors de la dernière Diada le 11 septembre dernier.

 

Le troisième point de désaccord porte sur la stratégie à suivre après le referendum du 1er octobre 2017. Faut-il temporiser, se replier autour de la majorité acquise à la Generalitat, donner le temps aux idées indépendantistes d’irriguer la société, notamment dans la très peuplée circonscription de Barcelone où elles sont encore minoritaires, et ne pas risquer la politique du pire en déstabilisant Pedro Sanchez à Madrid ? C’est ce que pense ERC qui a fait de l’élection municipale de Barcelona en 2023 un objectif essentiel. Ou bien faut-il bousculer le calendrier, s’appuyer sur le referendum du 1er octobre pour aller de l’avant dans un agenda indépendantiste offensif, appuyé sur la légitimité des dirigeants exilés dont le Président Carles Puigdemont, avec une forte mobilisation de la rue et en « sacrifiant » au besoin l’espace de la Generalitat ? C’est ce que pense la majorité de Junts, et, avec elle, une bonne partie de la société civile, notamment à l’Assemblea Nacional Catalana qui organise chaque année la Diada où défilent des centaines de milliers de manifestants.

 

Une crise politique complexe.

Les désaccords sont désormais consommés et les élus de Junts ont décidé de quitter le gouvernement. Pour pouvoir rester au pouvoir, Père Aragonès devra les remplacer, puis faire adopter son budget 2023. Il se trouve que celui-ci, dont l’examen commence, a été rédigé par un ministre sortant de Junts. Compte tenu de la forte minorité qui était favorable à rester au gouvernement, il est prévisible qu’il soit voté avec l’ensemble des voix indépendantistes, Junts ayant annoncé qu’il ne ferait pas d’obstruction.

Autre élément de l’équation, l’autre grand groupe de la Généralitat, le Parti Socialiste, souhaite garder le soutien d’ERC à Pedro Sanchez à Madrid, et son intérêt est de faciliter les choses à Père Aragonès plutôt que de les lui compliquer par des votes systématiquement négatifs. Mais Pedro Sanchez est sous le feu continu de la droite et de l’extrême-droite dans le reste de l’Espagne et chaque attaque qui lui est portée de faiblesse vis-à-vis de la Catalogne lui porte préjudice dans les sondages.

Le troisième élément de réflexion porte sur les conséquences européennes de la crise espagnole. Comme l’Italie vient de basculer à l’extrême-droite, personne n’est pressé à Bruxelles de voir arriver celle-ci au pouvoir à Madrid. Or la montée en puissance de Vox menace l’Espagne d’un scénario à l’italienne, une coalition de droite dominée par l’extrême-droite la plus acharnée. Avec dans le contexte post franquiste encore vivace de l’État espagnol des conséquences politiques potentielles encore plus redoutables.

Comment le peuple catalan réagira-t-il à tous ces évènements ? La progression de l’indépendantisme en sera-t-elle affectée ? De toutes façons, une nouvelle séquence politique est ouverte désormais. •

François Alfonsi.