Le Brexit

Une catastrophe politique

 

 

Au départ il y a un sentiment intuitif : le Brexit est une grosse connerie, surtout pour le Royaume Uni ! Puis les mois passent, les problèmes s’enchainent et la conviction s’enracine : le Brexit est une grosse connerie, surtout pour les Britanniques !

 

 

Le raisonnement intuitif tient aux grandes données économiques. Le Royaume Uni, économie déve­loppée de 67 millions d’habitants, est entrée avec le Brexit en concurrence avec l’Union européenne, économie elle aussi développée, mais forte de 447 millions d’habitants, six à sept fois plus.

Pas besoin d’être un grand expert éco­nomique pour comprendre que face à un marché désormais protégé six fois plus grand, donc bénéficiant de la com­pétitivité de cet effet d’échelle, les exportations britanniques sont handi­capées.

Les Brexiters les plus fous, encouragés par le non moins timbré Donald Trump, ont fait miroiter la possibilité d’un marché de substitution, ou au minimum de compensation, aux États-Unis. Quatre années de gouvernance Trump (2016-2020), puis trois années de gouver­nance Biden (2020-2023) plus tard, les économistes brexiters ont été douchés : les USA ne leur ont pas ouvert leur marché et il n’y a pas eu avec les États-Unis l’accord de libre-échange tant attendu. Les milliers de kilomètres qui séparent la Grande Bretagne de la côte Ouest des USA interdisent d’oublier que la traversée de la Manche se résume, elle, à quelques dizaines de kilomètres à peine !

Il n’y avait donc pas de plan B pour l’économie britannique : l’Union euro­péenne était, et est restée, son principal marché extérieur. Et les barrières désor­mais dressées ne peuvent que se retourner contre elle.

Quel que soit le secteur de production le ratio 1 à 6 émanant de la différence de démographie se fait au détriment de l’économie britannique. L’Europe taxe les exportations britanniques ? Il faut que la Grande Bretagne en fasse six fois plus pour rétablir l’équilibre. Certes ce n’est pas une règle universelle et il est des domaines où l’économie outre-Manche fait jeu égal avec l’Europe entière. C’est par exemple le cas de l’économie militaire, ce qui, en ces temps de guerre en Ukraine, n’est pas secondaire pour l’Europe.

Ou encore, sur les biens culturels, la Grande Bretagne, depuis les Beatles et les Rolling Stones, a fait la preuve de sa supériorité. Sauf que le Brexit est passé par là, et que les dommages sont très grands. Ainsi, lors de la réunion de l’Assemblée parlementaire conjointe Royaume Uni/Union européenne qui a rassemblé des élus du Parlement euro­péen et des membres de la Chambre des Communes et de la Chambre des Lords à Londres les lundi 3 et 4 décembre, les problèmes inattendus ont été décortiqués.

Parmi eux la galère des « artistes en tournée ». La force des groupes cultu­rels britanniques est à elle seule supé­rieure à celle de tous les artistes euro­péens réunis. Mais encore faut-il qu’ils puissent se produire outre-manche pour fortifier leur notoriété et bénéficier de ses retombées économiques. Or si les Rolling Stones ou Sting partent en tournée en Europe, ils ne peuvent se contenter d’une seule date dans un seul pays. Bien souvent ce sont une ving­taine et plus de concerts dans plusieurs pays, étalés sur six ou sept mois. Désormais, chaque artiste, chaque concertiste, chaque maquilleuse, chaque technicien doivent obtenir des visas. Passe encore s’ils sont britanniques : ils bénéficient d’une réciprocité automa­tique de visas. Mais pour un visa simple il leur faut désormais rentrer en Grande Bretagne après trois mois, durée consentie pour faciliter les déplacements touristiques ou professionnels courts

(un Congrès, ou une intervention de maintenance sur un équipement indus­triel, etc.). Au-delà c’est limité à six mois, et il faut un visa « longue durée » moins systématique. Mais l’affaire se complique sérieusement si l’un des musiciens par exemple est jamaïquain : pour lui la cérémonie des visas sera bien plus com­pliquée et devra être répétée pays par pays, avec des délais variables qui désorganisent commercialisation et logistique. Résultat : la participation d’artistes britanniques aux concerts européens a régressé de 40 % depuis le Brexit. Loin des scènes et des médias d’Europe, ces artistes s’éloignent de leur public, perdent en notoriété, et donc en valeur économique.

Et ce n’est pas là le plus absurde. Depuis des décennies les échanges entre écoles françaises et britanniques sont devenus une habitude, et chacun a en souvenir le voyage de classe organisé grâce à un jumelage de communes par exemple. Sauf qu’une classe a trente élèves en moyenne et que tous ne sont pas dotés de passeports. Or celui-ci est obligatoire désormais. D’autre part, il est statistiquement impossible que l’un d’entre eux n’ait pas une nationalité non française, par exemple né à l’étranger d’une mère étrangère désormais rema­riée en France, ou bien fils de réfugiés ou tout autre raison. Pour lui, la céré­monie des visas rend infernale l’orga­nisation du déplacement de l’ensemble du groupe. Et comme l’exclusion d’une partie de la classe d’un tel déplacement n’est pas pédagogiquement envisa­geable, les professeurs finissent par renoncer au voyage pédagogique. La chute du nombre des échanges sco­laires est ainsi de 80 % depuis que le Brexit est en vigueur !

Les conséquences de la destruction de ces « ponts humains » sont incalcu­lables. Elles effacent les solidarités induites par les rencontres, les souvenirs en commun, la joie de la découverte d’un autre pays. Peut-on imaginer orien­tation politique plus absurde à l’heure où la guerre en Ukraine réactive l’éventua­lité, comme il y a 70 ans, que Français et Britanniques aient à se serrer les coudes pour affronter la guerre ?

Bref, c’est le plus souvent par ses consé­quences les plus futiles en apparence, mais si importantes en réalité, que l’on se rend compte de la catastrophe poli­tique que le Brexit va générer pour notre continent.

F.A.