Antoine Sfeir

L’Orient compliqué

Le grand spécialiste de « l’Orient compliqué », Antoine Sfeir, expert habitué des médias et dont les analyses étaient éclairantes, vient de décéder des suites d’une « longue maladie ». Habitué de la Corse, avec la famille de sa femme originaire de Vivariu, Antoine Sfeir avait aussi éclairé le dossier corse à contrecourant de la pensée médiatique dominante. Arritti adresse ses condoléances à tous ses proches.

Plus c’est compliqué, plus faut faire simple, et partir de la source principale des conflits au Moyen Orient, le pétrole, ses gisements, et, tout aussi important, ses routes, qu’elles soient terrestres (oléoducs) et, surtout, car les plus gros tonnages l’empruntent, maritimes. Guerre au Yemen, attentat en Iran, embargo américain contre l’Iran, conflit entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, tensions diplomatiques et économiques entre l’Europe et les USA, etc. : tout en découle.

Les deux rives du Golfe persique mettent face à face sur des centaines de kilomètres les deux protagonistes principaux de la région, l’Arabie saoudite et l’Iran, assis l’un et l’autre sur des réserves pétrolières considérables, l’Arabie saoudite étant le pourvoyeur principal des économies occidentales.

Ce face à face est une tension permanente car si le conflit dégénère totalement un jour, les pétroliers ne pourraient plus continuer à circuler dans le Golfe persique tout en restant à portée des missiles ennemis.

Cette dissuasion est réciproque, et elle recule le choc frontal. Aussi c’est par des conflits adjacents que la rivalité guerrière entre les deux puissances pétrolières se manifeste.

Deux passages sont stratégiques pour les routes maritimes qui acheminent le plus gros des approvisionnements pétroliers : le détroit d’Ormuz qui permet au pétrole saoudien, koweitien, irakien et iranien de sortir du Golfe persique pour gagner l’Océan Indien, et le détroit de Bab el Mandeb qui, de l’autre côté de la péninsule arabique, permet l’entrée dans la Mer Rouge jusqu’au Canal de Suez.

Bahrein, Qatar, Emirats Arabes Unis et Sultanat d’Oman bordent le détroit d’Ormuz en faisant face à l’Iran, tandis que le pays qui commande le second détroit stratégique, celui de Bab el Mandeb, est le Yemen.

C’est la raison de la guerre du Yemen, qui est une des plus meurtrières des guerres en cours sur la planète. Elle oppose les autorités sunnites fidèles à l’Arabie saoudite, et la rébellion chiite des Houthis que l’Iran soutient. Les Houthis occupent un territoire stratégique, la partie du Yemen qui borde le détroit de Bab el Mandeb, face à Djibouti, et ils contrôlent le port d’Hodeidah, dont l’Arabie Saoudite veut les déloger. C’est lors de cette offensive contre Hodeidah que les crimes de guerre les plus atroces ont été commis par l’aviation saoudienne, notamment la destruction délibérée de cibles civiles, selon le schéma classique des guerres du désert où les frappes aériennes sont déterminantes et assurent la victoire de celui qui en dispose.

 

L’acharnement saoudien dans ce conflit appelle une solidarité sans partage des autres monarchies sunnites du Golfe. Celle du Qatar, soucieuse de ménager l’Iran qui lui fait face, a traîné des pieds. La sanction diplomatique a été immédiate et violente contre cet Emirat enclavé en Arabie Saoudite, interdit de survol aérien et privé de pèlerinage à La Mecque, sanction symbolique majeure dans le monde musulman.

Avec l’appui américain, et la complaisance internationale favorisée par le chantage au pétrole, l’Arabie Saoudite a ensuite engagé une offensive militaire meurtrière contre les Houthis du Yemen.

Mais les Houthis sont armés et « coachés » depuis l’Iran, et l’escalade du conflit s’est manifestée le jour où l’Arabie Saoudite a commencé à perdre des avions en opération du fait de la puissance des armements fournis aux rebelles. Cette défense anti-aérienne performante vient très certainement d’Iran, et cela a déclenché la rage de Ryad… et de Washington. Il faut même y voir très certainement une cause importante de la dénonciation par Donald Trump de l’accord sur le nucléaire signé avec l’Iran, et son obsession à désigner l’Iran comme l’ennemi principal dans tous ses discours qui, tout autant que l’arme nucléaire, visent l’emprise de l’Iran sur tout le Moyen Orient.

Car l’Iran ne limite pas son emprise au Yemen. Elle est présente aussi en Irak où les chiites sont majoritaires, en Syrie auprès de Bachar el Assad, directement par des troupes régulièrement visées par le bras armé des Américains, Israël, et indirectement via le Hezbollah libanais, principale menace contre les intérêts américains au Proche Orient. C’est d’ailleurs une méprise de la défense anti-aérienne syrienne lors d’une riposte à une attaque aérienne d’Israël contre une base iranienne qui a provoqué la destruction d’un avion de l’armée russe au dessus de la Syrie, entraînant une crise diplomatique majeure entre la Russie et Israël.

L’enchevêtrement des populations arabes et perses, et des zones d’influence sunnite et chiite, alimente aussi de nouvelles possibilités de conflits derrière lesquels l’influence des deux belligérants principaux est notoire. Ainsi les populations arabes d’Iran au sud-ouest du pays, bien que de confession chiite, sont sous influence des radicaux de Daech. L’Iran a attribué dans un premier temps aux saoudiens l’attentat que vient de subir un défilé militaire iranien dans la capitale de ce territoire, la ville pétrolière d’Ahwaz. Puis Daech a été visé par une riposte à l’arme balistique contre un de ses supposés quartiers généraux en Syrie, façon de prouver, sans escalade politique nouvelle, que nul n’est à l’abri de ripostes iraniennes, ni Ryad, ni Israël.

De cette situation conflictuelle qui peut dégénérer à tout moment, le monde entier en craint les conséquences, à travers notamment la remise en cause, imposée par l’administration américaine de Donald Trump, de l’accord nucléaire avec les iraniens. L’Europe veut sauver cet accord, mais doit tenir compte que l’embargo américain atteint de plein fouet les intérêts économiques des entreprises européennes qui, s’ils y dérogent, sont menacées d’être éliminées du marché américain. Aussi, lors du dernier Conseil de Sécurité de l’ONU à New York, l’Union Européenne a annoncé la mise en place d’un dispositif pour permettre aux entreprises européennes de continuer à commercer avec l’Iran sans risquer les sanctions américaines. Le Moyen Orient et le dossier iranien seront, à n’en pas douter, la cause d’un bras de fer renouvelé entre l’Europe et les USA.

Les Corses sont habitués aux imbroglios politiques et sociétaux compliqués, et ils devraient, moins que d’autres, être rebutés par la complexité de la situation du Moyen Orient. Mais il faut rester humbles : difficile de faire plus impénétrable que « l’Orient compliqué » !

François Alfonsi.