La subite « révolution de Syrie » qui vient de porter au pouvoir des dirigeants de la mouvance islamiste sunnite à Damas crée une inquiétude existentielle pour « l’Administration Autonome de l’Est et du Nord de la Syrie » selon l’acronyme qui définit le Kurdistan autonome, le Rojava, au sein de la Syrie.
La coalition qui a renversé Bachar El Assad compte dans ses rangs « l’Armée Nationale Syrienne », en fait un mouvement djihadiste entièrement inféodé au gouvernement turc qui les arme et les soutient militairement, y compris en leur mettant à disposition des drones et des bombardements, pour agresser les Forces Démocratiques Syriennes dont la composante principale sont les Unités de Protection du Peuple (YPG) formées de combattants kurdes.
C’est ce groupe pro-turc qui a chassé les Kurdes de leur territoire historique d’Afrin en 2018, et permis à l’armée turque d’occuper une bande de territoire syrien le long de la frontière, au détriment du Rojava, menaçant la ville de Kobané. Il a même été « prêté » par la Turquie à l’Azerbaïdjan lors de la purification ethnique du peuple arménien au Haut Karabakh.
Depuis début décembre et la percée victorieuse de la coalition menée par le nouveau dirigeant syrien, les combats ont cessé partout en Syrie, à l’exception de l’offensive menée par ce groupe armé pro-turc, qui continue d’attaquer les forces kurdes avec le soutien direct de l’armée turque. Ainsi, ils ont occupé une ville frontalière, puis la capitale de la province de l’Ouest Manbij, mais ils sont depuis bloqués par les troupes kurdes. En cette fin d’année 2024, les forces anti-kurdes ont échoué dans leur offensive au sud de Manbij, perdant 23 soldats, un tank et plusieurs engins blindés malgré l’appui aérien de l’armée turque qui a bombardé les positions des FDS et de YPG. Ces derniers ont perdu un combattant dans l’affrontement.
Cette résistance des Kurdes permet de jouer sur des cartes diplomatiques totalement rebattues par la chute de Bachar El Assad, et aussi par de nouveaux développements politiques en Turquie.
La pression américaine et occidentale sur Erdogan, motivée par le rôle qu’ont joué les Kurdes contre Daech, et par leur rôle actuel pour maintenir les dizaines de milliers de djihadistes enfermés dans les prisons kurdes, bloque l’intervention directe au sol des soldats turcs. Et en Turquie même, le conflit turco-kurde est entré dans une nouvelle phase de dialogue entre le pouvoir d’Ankara et les mouvements proches du PKK et de leur fondateur historique Abdülan Ocalan emprisonné au secret dans une prison de haute sécurité sur l’île d’Imrali en mer de Marmara. À la surprise de tous les observateurs, en octobre dernier, une ouverture politique a été faite par le parti nationaliste allié d’Erdogan, réputé violemment anti-Kurde, dont le principal dirigeant a proposé une sorte de « paix des braves » au PKK. Dans la foulée, Ocalan a pu recevoir fin-décembre une délégation de deux parlementaires du parti kurde DEM qui a pris la suite de HDP qui était menacé de dissolution. Cela faisait dix ans que toute visite à Ocalan était interdite, y compris pour ses avocats et pour sa famille.
Cette éclaircie diplomatique interne à la Turquie entre le PKK et le pouvoir permet d’espérer un possible dialogue avec les Kurdes de Syrie qui sont réputés proches du PKK, proximité qui a alimenté jusque-là le discours de guerre d’Erdogan contre le Rojava.
D’autre part les fractions majoritaires du nouveau pouvoir syrien comme HTC n’épousent pas les menées bellicistes de leur allié turc et du groupe pro-turc de l’Armée Nationale Syrienne. Pour le chef des FDS pro-kurdes, Mazloum Abdi, « les déclarations émanant de la nouvelle administration à Damas sont positives et nous les saluons. Le HTC ne veut pas établir un régime autoritaire comme c’était le cas sous les Assad et nous ne voulons pas non plus d’un régime fédéral, pas plus que la partition du pays. (…) Nous voulons une Syrie décentralisée et une administration autonome dans cette région ».
Autre initiative diplomatique des dirigeants kurdes, la proposition d’établir dans la grande ville kurde de Kobané, directement adossée à la frontière entre Syrie et Turquie, une zone démilitarisée sous supervision américaine, proposition que Mazloum Abdi commente ainsi : « L’État turc n’a de cesse de nous accuser de représenter une menace pour sa sécurité et pointe toujours du doigt la ville de Kobané. C’est pourquoi, à travers cette proposition d’une zone démilitarisée, nous voulons l’empêcher d’utiliser un tel argument et mettre un terme à ses inquiétudes ».
Cette proposition soutenue par l’administration Biden, doit encore être approuvée par l’administration Trump qui prendra ses fonctions le 20 janvier. Et les discussions avec Damas sur l’avenir du Rojava sont encore à venir. Pour les forces kurdes, l’objectif est d’arriver à une autonomie inspirée de celle dont bénéficient les Kurdes d’Irak. Quant à l’attitude finale de la Turquie, grande gagnante de la situation nouvelle en Syrie, mais contrainte à une nouvelle approche de la question kurde, elle est largement fluctuante.
Dans la confusion actuelle, tout est possible. Y compris l’accession du Rojava à une autonomie « à l’irakienne ».
Mais le pire ne peut être écarté non plus, surtout si la résistance kurde perdait pied. •