Kurdistan

Un peuple debout

Notre véhicule traverse la grande plaine à perte de vue qu’est le Rojava, nom donné au Kurdistan syrien par ceux qui, lors de la révolution anti-Bachar El Assad de 2011, en ont pris le contrôle à travers les forces armées YPG (Unités de Défense du Peuple). Au milieu du paysage se dresse un mur de béton hérissé de miradors : c’est la frontière entre la Syrie et la Turquie, ou, plus exactement, entre le Kurdistan turc et le Kurdistan syrien. Notre accompagnateur Fayik Yazigay, vient de la ville dont on voit les immeubles tout proches, mais au-delà du mur. Il a fui le régime turc après avoir été recherché comme « terroriste membre du PKK ». Désormais il ne peut plus retourner en Turquie et il dirige la représentation auprès des institutions européennes du parti HDP que la Turquie veut interdire « pour ses liens avec le PKK » et dont des centaines de militants sont en prison depuis des années. Parmi eux Salahattin Demartis, leur Président, député largement élu au Parlement d’Ankara après avoir défié avec succès (plus de 13 % des voix) Recip Erdogan aux élections présidentielles de 2015. 36 millions de Kurdes vivent au Moyen Orient, partagés dans quatre Etats différents : Turquie (17 millions), Iran (10 millions), Irak (5 millions) et Syrie (4 millions).

 

 

Les Kurdes peuplent l’antique Mésopotamie qui s’étend sur les immenses plaines entre le Tigre et l’Euphrate. Les Assyriens de Babylone ont donné naissance à la première grande civilisation de l’Humanité, celle qui a inventé l’écriture et dont se sont inspirées les autres grandes civilisations de l’Antiquité, en Égypte, en Grèce ou à Rome. Les deux grands fleuves descendent des zones montagneuses de Turquie, où vivent la moitié des Kurdes. Ils sont aussi dans les premières étendues de ces plaines, en Syrie et en Irak. Au sud leurs voisins, des peuples arabes, dominent en Syrie (Damas), en Irak (Bagdad). Les Kurdes sont un peuple indo-européen, dont la langue s’apparente au farsi parlé en Iran.

 

En Turquie, les Kurdes vivent une répression implacable. Leurs élus sont embastillés par milliers et condamnés à de lourdes peines pour de simples délits d’opinion, à l’image de Selahhatin Demartis emprisonné depuis cinq ans. Les militants kurdes les plus recherchés se sont repliés dans le Kurdistan irakien, mais l’armée turque y multiple les attaques au-delà de la frontière avec l’Irak, par des drones et par de multiples bombardements, y compris, récemment, en ayant recours aux armes chimiques.

En Iran, la cause kurde est tout autant réprimée et l’actualité vient d’en donner un exemple saisissant avec l’assassinat par la police des moeurs des mollahs de la jeune kurde Masha Amini arrêtée à Téhéran pour avoir porté de façon trop peu stricte le voile islamique imposé aux femmes.

C’est en Irak que le mouvement kurde a trouvé une première « fenêtre politique ». Leur autonomie est très large. Elle a été possible et renforcée quand l’interdiction de survol du Kurdistan a été décidée par l’armée américaine pour les protéger de la répression de Saddam Hussein auquel les peshmergas ont opposé une résistance farouche, au point de subir, en 1986, le bombardement avec des armes chimiques de toute une ville, Halabja, tuant des milliers d’hommes, femmes, enfants et vieillards dans un même massacre. Saddam Hussein disparu, leur autonomie a pris son plein effet et depuis 20 ans ils ont structuré une administration solide appuyée sur un compromis entre les deux grandes forces qui avaient incarné la résistance du pays, le PDK (Parti Démocratique du Kurdistan) dont le leader est Massoud Barzani, et dont les partisans sont basés à Erbil et au nord, dans les parages de la frontière turque, et le PUK (Union Patriotique du Kurdistan), dirigé par Jalal Talabani, dont les partisans sont basés à Souleimanié plus proche de la frontière avec l’Iran. Ce compromis a mis un terme à un quasi guerre civile entre ces deux forces, entre 1991 et 1995. La paix civile est installée désormais, sans pour autant que la confiance n’ait été réellement rétablie. Cependant, pour les trois autres composantes du peuple kurde, le statut obtenu par leurs homologues irakiens est très clairement le but poursuivi, tant en Iran et en Turquie, où c’est un simple rêve lointain, qu’en Syrie où les circonstances du conflit et de son évolution vers une nouvelle constitution permettent d’espérer.

Ceux qui en sont le plus proches désormais de l’autonomie sur le modèle irakien sont les autorités qui ont pris le contrôle du Rojava et préservé cette zone des méfaits de l’État Islamiste. C’est même en Rojava, à Kobané, que la résistance acharnée des Forces démocratiques Syriennes commandées par le mouvement kurde YPG, proche du PKK turc, ont réussi à bloquer le califat islamiste, puis à le défaire militairement avec l’aide de la coalition internationale dirigée par les Américains.

 

Cette perspective d’un Rojava kurde autonome en Syrie a provoqué une opposition totale et armée du président turc Erdogan. Ayant des liens étroits avec les organisations islamistes de Syrie qui ont enrôlé tous les soldats perdus de Daech, il a envahi une première région du Rojava autonome à Afrin. Puis il a récidivé pour essayer de couper Kobané du reste du territoire kurde. L’offensive turque a pénétré de 30 km dans le territoire syrien sans réaction véritable de la communauté internationale, les Américains ayant été démobilisés sur décision de Donald Trump. Quand Biden est arrivé au pouvoir, les États Unis ne se sont pas réellement réengagés, mais on leur attribue sans doute l’arrêt des agressions actuelles de la Turquie. La base américaine d’Hassaké est toujours là, et elle ouvre même ses portes aux dirigeants kurdes, politiques et militaires, pour qu’ils y tiennent leurs réunions stratégiques, ce qui les met de facto à l’abri des drones turcs.

L’avenir de la Syrie va s’écrire après plusieurs années de guerre civile. Les Kurdes ont solidement fait valoir leur revendication d’autonomie « à l’irakienne » et ils sont bien placés, avec le rôle qu’ils ont joué contre Daech, pour l’obtenir. Leur principal problème est désormais posé par les agressions militaires venues de Turquie dont l’armée a envahi une partie de leur territoire et menace de poursuivre son offensive. Ils ont besoin d’une mobilisation internationale pour arrêter Erdogan. •

François Alfonsi.