Paul Turchi-Duriani est cofondateur de Praticalingua Bastia et son directeur depuis deux ans. L’association a fêté ses huit ans d’existence en septembre dernier et peut compter sur une équipe pédagogique motivée pour faire vivre ce lieu d’apprentissage et d’échange.
Cette année, c’était la neuvième rentrée pour Praticalingua Bastia, quel bilan pouvez-vous en tirer ?
La vie associative n’est pas de tout repos mais elle est passionnante ! La crise de la Covid n’a pas eu raison de nous et nous avons su maintenir notre activité grâce aux nouvelles technologies sans réellement perdre le contact avec la population. Les projets abondent, notamment culturels sur le pourtour du bassin méditerranéen (avec la Catalogne, la Sicile, la Sardaigne…) mais aussi technologiques (sur l’intelligence artificielle linguistique). Nous proposons des livres à l’achat (Cum’ella parla Bastia et Praticaffissi), un grand nombre de goodies (des mugs pop, des affiches, des t-shirts, des casquettes…) qui nous permettent aussi d’alimenter l’économie de l’association tout en amenant un côté coloré, parfois iconoclaste, à la transmission de la langue corse. Toujours avec respect mais avec le souci de souligner la modernité absolue de la langue.
Au niveau humain, Praticalingua est une communauté humaine solide qui s’élargit, tant au niveau des chargés d’animation que des adhérents. Nous sommes en croissance chaque année, doucement mais sûrement, couvrant l’ensemble du territoire (notamment par le biais du programme Casa di e lingue de la Collectivité de Corse que nous assumons avec d’autres associations comme Aiò ou Soffiu di lingua).
Nous nous tournons résolument vers l’avenir en envisageant tout ce qui est à notre portée afin d’assurer l’épanouissement de la langue corse, en l’ancrant dans notre société avec une détermination inaliénable et une volonté farouche de la remettre au centre de la vie des Corses, place qu’elle occupait de manière indiscutable il y a peu. Le système d’apprentissage en immersion est le meilleur des outils pour procéder à notre sauvegarde linguistique et culturelle.
Quels sont les ateliers proposés cette année ?
Il convient tout d’abord de préciser que toutes les activités proposées par l’association sont délivrées en immersion en langue corse sur nos deux sites, celui de la Casa culturale de Miomu ainsi que notre centre principal situé au sein di a Casa di e lingue di Bastia. Pour l’exercice 2024-2025, Praticalingua Bastia propose à ses 310 adhérents 31 ateliers conduits par 23 chargés d’animation, dont les thématiques sont les suivantes : nous proposons des ateliers linguistiques d’apprentissage de la langue corse sur deux niveaux, à savoir un niveau débutant et un niveau médian (principianti è mezani) ainsi qu’une proposition d’éveil à la langue corse le mercredi matin. Notre offre est aussi celle d’ateliers d’histoire de la Corse, de littérature et de poésie, de randonnée, de théâtre, d’arts plastiques (peinture et dessin), d’écriture de la langue (à un degré littéraire), de chant (polyphonique pour hommes, polyphonique pour femmes, chant accompagné pour hommes et pour femmes) ou de musique avec de l’éveil musical et du chant pour enfants, de la guitare. Nous préparons aussi nos adhérents au concours d’habilitation à enseigner en langue corse ainsi qu’au concours d’enseignement du premier degré.
Parlez-nous de la Scola internaziunale di e lingue…
Praticalingua Bastia dispose d’une Scola internaziunale di e lingue au sein de laquelle le corse sert de support à l’apprentissage de langues étrangères (espagnol, catalan, mandarin, anglais…). Nous offrons aussi, à titre gracieux, un atelier de chant sacré afin de transmettre la pratique traditionnelle du chant de messe à nos adhérents. Notre association met en place, cette année, une formation dédiée à la découverte de la langue corse pour le public de l’E2C Bastia (des stagiaires de 16 à 30 ans en insertion sociale et/ou professionnelle) ainsi qu’une formation à destination du personnel administratif de l’ADMR 2B.
Comment ce programme pédagogique a-t-il évolué depuis les précédentes rentrées ?
Nous sommes en évolution constante, tant en termes qualitatifs que quantitatifs. Nous disposons de programmes affinés en fonction des besoins et attentes de nos adhérents tout en les enracinant dans des référentiels de compétences reconnus qui nous permettent d’axer nos outils pédagogiques vers des objectifs précis. Nous remettons aussi, en fin d’année, des titres de compétences certes symboliques mais qui valorisent la progression de nos apprenants tout en travaillant avec eux à la publication de fin d’année que nous distribuons gratuitement. Pour évoquer un côté plus festif, nous élaborons avec eux la restitution de fin d’année que nous aimons appeler « a festa di Praticalingua di fine d’annata » qui constitue un moment de convivialité et de rassemblement.
Quel est le profil des adhérents ?
65 % des adhérents sont des femmes contre 35 % d’hommes. Ce sont, pour la plupart, des habitants de Bastia à plus de 70 % et des villes périphériques pour 30 % (essentiellement issus de la communauté d’agglomération bastiaise). En dehors des ateliers liés aux activités des enfants (en 6 et 12 ans), nos adhérents majeurs ont entre 16 et 75 ans. Les motivations sont diverses et varient selon les profils. Nos ateliers linguistiques sont suivis par des adhérents primo-arrivants (installés très récemment en Corse) mais aussi par des Corses qui souhaitent développer, améliorer, leur pratique de la langue en acquérant du vocabulaire ou tout simplement en franchissant l’obstacle de l’intimidation, en dépassant la peur du jugement de l’autre. D’autres, parfaitement corsophones, viennent parfaire leurs connaissances culturelles, historiques, littéraires. Tous ont en commun la satisfaction de se retrouver en un lieu dédié, apaisant, convivial dans lequel ils peuvent échanger sereinement et profiter d’un lieu particulièrement confortable, équipé et dans lequel tout est mis au service de leur épanouissement. Praticalingua est aussi et surtout un lieu de vie.
Une septième antenne s’est ouverte cette année dans le Nebbiu, a-t-elle rencontré du succès ?
Il faut savoir que chaque Praticalingua est une association à part entière. Lisandru de Zerbi a fondé le premier Praticalingua à Bastia il y a maintenant neuf ans, avec une équipe restreinte et depuis le modèle n’a fait que s’exporter de manière plutôt efficace. « Les » Praticalingua partagent les mêmes valeurs, les mêmes chartes graphiques, les mêmes processus pédagogiques mais chacun dispose de sa propre identité et d’activités propres relatives à son implantation, à son territoire et à son public. Praticalingua Nebbiu a ouvert à San Fiurenzu cette année et c’est déjà un grand succès populaire qui tient beaucoup à la qualité de son équipe gestionnaire. Ils disposent d’une excellente communication et d’ateliers pertinents tout en ayant une offre événementielle d’envergure. Ils sont sur la bonne voie pour stabiliser et accroître cette réussite dans l’avenir.
Les structures pour favoriser l’apprentissage de la langue corse se sont multipliées ces dernières années avec Praticalingua ou encore Scola corsa. Pourtant, il y a quelques jours, le collectif Femu la campà s’indignait du peu d’avancées pour la langue corse, qu’est-ce qui nous manque en matière de politiques linguistiques ?
Les structures immersives se sont multipliées et représentent un réel succès en termes d’apprentissage et de reconnaissance populaire. Nous attendons désormais de pouvoir mettre en place des états généraux de la langue réunissant tous les acteurs de la langue corse et ce afin d’établir, en collaboration avec les pouvoirs politiques, une feuille de route concrète, rapide et efficace qui permettra de soutenir mais aussi de développer les initiatives liées à la langue. Reconnaissance de la langue en tant que compétence professionnelle sur le marché du travail, groupe de réflexion sur la toponymie, développement de l’enseignement immersif jusqu’au secondaire, travail sur les possibilités de transmission de la langue par le biais des nouvelles technologies (intelligence artificielle compris), développement des circuits agricoles courts et de transformation des matières premières avec la langue donc la culture corse pour axe central, etc. Les chantiers sont nombreux et nous nous sentons parfois esseulés.
Qu’attendez-vous des décideurs ?
Nos partenaires politiques doivent comprendre que, plus que d’une aide financière qui va tendre à s’amoindrir, nous attendons d’eux la mise en place d’une logique d’ingénierie d’accompagnement et la réalisation d’un projet de société qui permettra de sauver la langue corse donc le peuple corse. Lorsqu’ils souhaiteront que les forces vives travaillent main dans la main avec eux à l’élaboration et à la réalisation d’une réelle stratégie, ils savent qu’ils nous trouveront en première ligne sur le front, à leurs côtés, sans aucun prosélytisme et sans aucun parti pris. •