Frontière Europe-Turquie

L’Europe face à un nouveau défi humanitaire et politique

La vague migratoire de 2015 était liée à l’apogée de Daesch qui avait pris le contrôle de territoires immenses et peuplés de Syrie et d’Irak, environ trente millions d’habitants. La crise de 2020 qui rebondit à la frontière grecque est liée à l’action politique d’acteurs politiques nettement plus « classiques » même s’il ne sont pas pour autant vraiment recommandables : régime syrien de Bachar El Assad et son grand protecteur Vladimir Poutine, ses opposants des forces « démocratiques » syriennes désormais affidées au dictateur Erdoggan, au pouvoir dans le principal État de la Région, la Turquie. À Idlib, trois millions d’habitants sont pris au piège de cette nouvelle guerre.

Ce qui lie Recep Erdoggan aux « rebelles » syriens tient notamment aux combattants qui se sont retranchés dans la région d’Idlib, après avoir décroché successivement de toutes les autres zones qu’ils avaient conquises quand Bachar El Assad était au bord d’être renversé, avant que Vladimir Poutine n’ait décidé de lui apporter son soutien. Progressivement, ils se sont réfugiés dans la région d’Idlib, récupérant au passage quelques anciens de l’État Islamiste, et supplantant définitivement la fraction réellement démocratique de la rébellion démocratique syrienne.

Cette force paramilitaire est principalement liée à Al Qaïda, en opposition avec Daesch, tout en en partageant le même fanatisme islamiste. Venue de toute la Syrie, elle n’a qu’un seul avenir, combattre, et il lui faut pour cela un « employeur », fournisseur d’armes et de subsides, ce que la Turquie leur apporte.

Ainsi, lors de l’invasion de la région d’Afrin, région kurde au nord entre la région d’Idlib et la Turquie, ces hommes fournissaient la piétaille qui combattait les Kurdes à l’abri des bombardements réalisés par l’aviation turque. Idem plus à l’Est, dans le Rojava, quand l’armée turque a franchi la frontière entre Turquie et Syrie pour envahir la zone frontalière administrée de façon autonome par les forces politiques kurdes. Le « retrait américain » avait permis les bombardements, et les mercenaires stipendiés par Ankara étaient les zélés exécutants de la répression contre les Kurdes, jusqu’à massacrer sauvagement une députée kurde et de nombreux civils. Les troupes que la Turquie a engagées en Lybie récemment sont elles aussi en grande partie issue de ce vivier de combattants qui n’ont plus rien à perdre.

Cette armée de supplétifs, avec le soutien de la Turquie et de son aviation, contrôle la région d’Idlib, et est en guerre continue avec les forces régulières de Bachar El Assad, y compris dans les airs où les deux aviations se combattent et lâchent leurs bombes. Jusqu’à ce que ces « incidents graves » en soient arrivés à la mort de dizaines de soldats turcs et syriens, de part et d’autre de ce nouveau « conflit régional armé ».

Trois millions d’habitants sont les otages de ceux qui s’affrontent, forces islamistes intégrées de facto dans les effectifs armés de la Turquie, et forces syriennes animées par un désir de vengeance contre la région rebelle qui a été la plus active dans la révolution contre Bachar El Assad.

La panique qui s’est emparée de ces populations civiles désemparées est facilement imaginable, privées de vivres, de maisons ou d’abris, sous les bombardements, et à la merci de troupes qui n’ont de « régulières » que le nom.

 

Ce désastre humanitaire est en passe de déclencher une nouvelle vague migratoire vers l’Europe, d’autant plus que Recep Erdoggan, en difficulté sur les plans militaire et diplomatique, cherche à les utiliser pour obliger l’Europe à le soutenir financièrement, diplomatiquement et même militairement à travers l’OTAN. Une des demandes d’Erdoggan est significative : que les 6 milliards d’aides consentis par l’Union Européenne pour aider à la survie des migrants en Turquie soient versés directement dans les caisses de l’Etat turc, et non auprès des ONG qui font face aux besoins de ces populations. Ainsi l’argent européen pourrait- il être plus facilement détourné pour financer l’effort de guerre des Turcs contre les Kurdes, à Idlib ou en Lybie.

Dans des camps aménagés par la Turquie à sa frontière avec l’aide de l’Europe, bénéficiant de l’aide internationale pour se nourrir, ceux qui ont fui Idlib attendent dans le froid et la misère de pouvoir rentrer chez eux.

Beaucoup rêvent aussi de gagner l’Europe pour une nouvelle vie, rêve repoussé tant que la police turque empêchait tout mouvement vers la frontière grecque. Jusqu’à ce qu’Erdoggan décide d’instrumentaliser ces malheureux, et d’encourager des migrants au comble du désespoir à rejoindre la frontière grecque pour tenter de la franchir. Avec à la clef des scènes insupportables de violence entre garde-frontières grecs et migrants.

Au delà de l’indignation que la souffrance accumulée par ces gens depuis plusieurs années de conflit génère, il faut prendre en considération des éléments d’analyse simples et de bon sens.

Premier élément essentiel : la vague migratoire d’un bassin de population de trois millions d’habitants sera dix fois moindre que celle de 2015 qui émanait d’un bassin de population dix fois plus grand. Pas la peine d’en rajouter comme le fait la Grèce, et nombre de dirigeants européens : l’Europe n’est pas à la veille d’un événement comparable à celui de 2015.

Deuxième élément de bon sens : plus ces réfugiés seront hébergés à proximité de leurs foyers, plus ils seront nombreux à y revenir pour y reconstruire leur vie une fois la paix revenue, plutôt que de se lancer dans un exil aventureux vers l’Europe. Les secourir et les aider dans leur refuge provisoire est nécessaire pour qu’ils puissent « tenir » le temps de leur exil, et c’est donc utile pour soulager l’Union Européenne d’une nouvelle pression migratoire dont on sait qu’elle est le fonds de commerce de l’extrême droite partout en Europe.

Troisième priorité absolue: accélérer le retour de la paix dans cette nouvelle zone de conflit en Syrie. Une des priorités politiques pour cela est de contrer les ambitions belliqueuses d’Erdoggan qui n’en finit pas d’alimenter les conflits au mépris du droit international. Pour cela l’Europe a beaucoup de moyens d’action, à commencer par celui des sanctions économiques car l’économie turque est fortement tributaire de son accès au marché européen.

C’est sans doute sur ce terrain que la Commission Européenne devrait concentrer son action, plutôt que de parader inutilement aux côtés de garde-frontières grecs dont la brutalité inutile et inacceptable est en train de tout gâcher.

 François Alfonsi.