Ceci n’est pas un hommage. En ce début d’année 2025, Jean-Marie Le Pen est mort à l’âge de 96 ans. Le fondateur du Front national laisse derrière lui un héritage lourd qui a changé à jamais le visage de la politique française. Racisme décomplexé, recentrage du débat politique sur la question de l’immigration, jusqu’à la transformation du langage : en quoi consiste l’héritage mortifère de Jean-Marie Le Pen ? À quoi peut-on s’attendre désormais concernant le Front national, devenu Rassemblement national ?
Pour comprendre le Front national et l’ascension du parti depuis des décennies jusqu’à le rendre crédible pour un parti de gouvernement, il faut comprendre la personne de Jean-Marie Le Pen. Tout d’abord très proche durant sa jeunesse des cercles de l’action française, Le Pen est très vite reconnu pour ses qualités d’orateur. Cependant, il y a un bémol : le jeune Jean-Marie n’a jamais et n’aura jamais aucun filtre et ne s’encombrera jamais d’un discours policé, volontairement.
Un provocateur sans ambition
Être orateur est une chose, avoir des aspirations en est une autre : Jean-Claude Martinez, ex-bras droit de Le Pen lorsqu’il était président du FN, dira : « rester dans le rôle de l’éternel contestataire, c’est beaucoup plus confortable ». Même si, depuis la fondation du parti, Le Pen joue le jeu des institutions et de la République, ce qui lui donne l’image du plus « fréquentable » des politiques d’extrême-droite, parmi les anciens collaborationnistes de Vichy, les royalistes appelant la République « la gueuse ».
Le Pen donc, malgré les racines à peine cachées de son parti, est présentable. Il n’est pas l’extrême droite qui se bagarre et qui provoque des putschs. Et c’est ce qui va permettre toute l’ascension du parti, mais avant tout, de changer à jamais le visage du débat en France. Et en effet, jusqu’au bout, Le Pen ne s’attend pas un instant à devenir présidentiable, jusqu’à ce jour d’avril 2002 où il arrive au second tour de la présidentielle, face à un Jacques Chirac à peine mieux placé dans les votes. Ce jour-là, d’après les conseillers du leader du FN, Le Pen ne voulait pas de la victoire.
Rester sur la ligne de crête du jeu politique
Donc pas d’ambitions, pas de volonté de pouvoir. Très bien, mais quel est donc le projet ? Le projet est avant tout de mobiliser le débat populaire autour d’une notion, qui sera au centre de toutes les prises de positions : le débat de la race et de sa pureté. Pour cela, on passe par les sujets qui concerne les français : le social, le chômage, imputable à l’immigration et dont la solution est évidemment de privilégier le français « natif ». On en parle plus de race en soi d’ailleurs, mais d’identité, de « culture européenne ». C’est ce qu’explique le journaliste Azzeddine Ahmed-Chaouch dans Le testament du Diable, les derniers secrets de Jean-Marie Le Pen (2010).
C’est ce qui permet à Jean-Marie Le Pen de pouvoir s’exprimer sans aucune censure, jusqu’à des scandales restés bien célèbres, tels que la qualification des camps de concentration de « points de détail de l’Histoire » qui ont gardé Jean-Marie Le Pen loin du siège de la présidence. Ces frasques, qu’il qualifiera lui-même de « conneries », ont d’autant plus choqué lorsqu’on sait que Le Pen calibre ses discours, maîtrise sa répartie et ses bons mots. Ce jour-là, Le Pen s’est tout simplement laissé aller ce qu’il pensait, et c’était déjà trop.
C’est à partir de cet épisode que le parti de Le Pen décide de jouer sur cette marginalité imposée. Désormais, les prises de parole de Le Pen repoussent un peu plus les limites de ce qui peut être dit dans l’espace public. Inégalité des races, boutades sur les fours crématoires… Le politique continue d’exister dans les médias grâce à ces scandales.
Le Pen : la dernière digue diabolique vient de tomber
Depuis 2002, les choses ont changé au parti : le père a été relégué au placard. On fait attention à l’image. On renvoie tout candidat ou représentant qui pourrait être ne serait-ce qu’un tiers du provocateur qu’a été feu le père Le Pen. C’est le mot d’ordre qui circule dans le parti désormais Rassemblement national depuis maintenant plusieurs années : on doit « dédiaboliser ».
Les traces indélébiles de Jean-Marie Le Pen, provocateur et hériter direct des doctrines raciales de la Seconde Guerre Mondiale, n’ont plus leur place dans la communication du parti. On change l’étiquette, le Front devient Rassemblement, la fille remplace le père, et désormais c’est la jeunesse qui est mise en avant avec un certain Jordan Bardella, dont l’image, maîtrisée et lissée, est enfin acceptable et surtout présidentiable. Cependant, il faut rendre au père ce dont les enfants ont hérité : Jean-Marie Le Pen a fait sauter les nombreuses digues du débat politique pour placer les thématiques maîtrisées par son parti. Le Pen fille joue aujourd’hui avec les mêmes notions, lissées, acceptables, entendables : l’emballage est parfait, le cadeau reste un poison.
Aujourd’hui, il est nécessaire de se rendre compte que les idées racistes, les questions sécuritaires et identitaires seront les thématiques principales de la scène politique française. La gauche elle-même se retrouve à commenter ces thèmes, qui resteront au centre du débat politique de manière durable. Le débat public ne sera plus jamais le même, un débat qui n’est pas extrême mais tout en nuances n’est plus acceptable pour la scène politique française. La question est désormais de savoir en quoi consisteront les prochaines questions qui seront le mètre étalon du débat, maintenant que le point de non-retour est atteint. •