Interview de Rémi Carayol, auteur

« Mayotte : Département colonie »

Rémi Carayol est journaliste spécialisé dans les questions africaines. Il a fondé deux journaux dans l’archipel des Comores avant de rejoindre la rédaction de Jeune Afrique. Il collabore également avec plusieurs médias francophones (Médiapart, Le Monde Diplomatique). Aux éditions La Fabrique, il sort son livre « Mayotte : Département colonie » en octobre 2024. Il revient avec nous sur la situation particulière de cette île et de son Histoire.

 

 

Quel a été votre cheminement vers l’écriture de ce livre ? Est-ce qu’il y a eu un déclencheur ?

J’ai vécu dans l’archipel des Comores entre 2003 et 2009. J’y ai créé deux journaux. Il y a eu un déclencheur assez récent, en 2023, à l’occasion de l’Opération Wuambushu lancée par Gérald Darmanin qui visait à expulser en masse des personnes dites « en situation irrégulière », à détruire des bidonvilles et à lutter contre le banditisme. On en parlait beaucoup dans les médias, mais mal selon moi. Cela a réveillé une vieille idée en moi qui était d’écrire sur Mayotte, sur comment cette île a été séparée des autres îles de l’archipel des Comores au moment de la décolonisation, mais aussi sur ce à quoi ça a abouti, sur la société mahoraise d’aujourd’hui.

 

Cette situation, quelle est-elle ? Il y a-t-il un enjeu identitaire notamment ?

Les Comoriens ont une histoire commune même s’il y a des particularités insulaires. Les études historiques, anthropologiques et linguistiques montrent que c’est un peuple qui est relativement homogène. La France, au moment de la décolonisation tardive en 1974-1975, a organisé une consultation des Comoriens. Mais au lieu de prendre en compte le vote de l’ensemble des habitants de l’archipel, elle a décidé de compter les résultats île par île. Il y a eu un gros lobbying, de la part d’une partie de l’élite politique et économique mahoraise mais aussi de l’extrême droite en France, pour faire croire que les Mahorais n’avaient rien à voir avec les Comoriens.

 

Depuis 50 ans, on assiste à une fabrication de l’histoire qui consiste à dire que les Mahorais n’ont rien à voir avec les Comoriens…

Pourtant, ils partagent les mêmes modes de vie, ils ont la même langue avec quelques différences liées à l’insularité. À Mayotte, les Comoriens qui viennent des autres îles sont considérés comme des étrangers, comme des « clandestins ». Pourtant ils s’intègrent très facilement dans la vie des villages. Mais nombre de Mahorais estimant qu’il y a trop d’immigration, ils sont de plus en plus pointés du doigt – ils sont parfois même chassés de leur village. Cette situation aboutit à des tensions, à des discours xénophobes très violents et à une forme de schizophrénie. D’un côté, on dit vouloir chasser les Comoriens ; de l’autre, on vit à leurs côtés, on les embauche pour cultiver les champs, pour construire les maisons, on se marie avec eux même. Les liens familiaux sont encore très forts. Les Mahorais clament qu’ils sont français et rejettent la part de « comorianité » qui est en eux. Mais dans la vie privée, ils continuent à vivre comme des Comoriens.

À l’inverse, il y a sur l’île une population qui, elle, a du mal à s’intégrer mais qui n’est pas considérée comme « étrangère ». Je veux parler des métropolitains, qui vivent bien souvent entre eux, avec beaucoup d’idées reçues sur les Mahorais.

 

Mayotte a-t-elle sa place entière en tant que département français ? Est-ce qu’on constate un décalage entre Mayotte et la métropole ?

On est dans un processus de départementalisation qui n’est pas fini.

À Mayotte, la départementalisation a commencé bien plus tard que dans les autres départements d’Outre-Mer : au début des années 2000 seulement. Aujourd’hui, le smic est largement inférieur à Mayotte par rapport à la « métropole ». Il y a des mesures de protection sociale qui ne sont pas encore en vigueur. On constate par ailleurs que parallèlement à ce processus qui vise à « normaliser » l’administration de Mayotte, il y a des mesures d’exception qui sont prises. L’État bafoue parfois la loi pour pouvoir expulser plus facilement des étrangers dits « en situation irrégulière ». Les Mahorais réclament une départementalisation plus rapide. Il y a une forme de colère qui s’exprime. On a l’impression à Mayotte qu’on n’arrivera jamais à l’égalité avec les Français de l’Hexagone. Économiquement, c’est un système hors sol, l’économie fonctionne en grande partie par l’injection de fonds de l’État. Il n’y a pas d’économie endémique. Le secteur privé est en grande partie dépendant des commandes publiques et ne peut pas suivre la hausse des salaires observées dans le secteur public. Cela aussi créé de la frustration.

 

“Lors de la consultation de 1974, 99 % des Comoriens
des autres îles votent en faveur de l’indépendance,
mais à Mayotte, 63 % des électeurs votent contre.
Après la consultation, ceux qui étaient favorables
à l’indépendance ont été chassés.”

Y a-t-il des mouvements séparatistes, indépendantistes ?

Aucun, hormis un parti très peu actif et assez mal vu. Dans les années 1960-1970, lorsqu’il y a eu tous les débats sur la décolonisation, les avis étaient très partagés. Il y avait des gens à Mayotte qui étaient pour l’indépendance (avec les autres îles de l’archipel), d’autres pour « Mayotte française ». Lors de la consultation de 1974, 99 % des Comoriens des trois autres îles votent en faveur de l’indépendance, mais à Mayotte, 63 % des électeurs votent contre. Après la consultation de 1974, ceux qui étaient favorables à l’indépendance ont été chassés. Certains ont été expulsés de l’île. D’autres ont été marginalisés au sein de leur village – presque excommuniés – jusqu’à ce qu’ils fassent amende honorable. Dès lors, il est devenu impossible non seulement de réclamer l’indépendance, mais même de critiquer le projet d’acquérir le statut de département. Aujourd’hui, des gens commencent à remettre en question le statut de département, à questionner la relation avec la France, et certains envisagent d’autres statuts possibles au sein de la République française, mais on ne peut pas qualifier ces mouvements d’autonomistes. Et ils restent encore relativement marginaux. L’État français n’a jamais rien fait pour permettre aux voix discordantes d’avoir voix au chapitre. Il faut préciser un point important pour comprendre le contexte : à Mayotte, le terme « séparatiste » n’a pas la même définition que dans d’autres territoires. À Mayotte, le mouvement séparatiste, c’est le mouvement départementaliste, celui qui a voulu se séparer des autres îles de l’archipel des Comores et rester dans la République française.

 

Quelle est la situation a à Mayotte actuellement ? Est-elle stable ou est-ce qu’une crise est à craindre ?

Il y a une grosse instabilité sociale. Depuis plusieurs années, il y a des mobilisations. En gros, depuis 2011, il y a eu 5 ou 6 mouvements sociaux d’ampleur. Certains ont duré très longtemps. Il y a eu des grèves générales, des blocages, des barrages qui ont empêché toute activité sur l’île. Ces mouvements de plus en plus récurrents démontrent qu’il y a une vraie frustration au niveau de la société. Il est évident qu’il y en aura d’autres à l’avenir. Pour l’instant, cette instabilité sociale n’a pas de déclinaison sur le plan politique : cela impliquerait d’interroger la place de Mayotte au sein de la République française. Or la plupart des responsables politiques estiment encore qu’il s’agit du meilleur statut. Mais cela pourrait changer.

L’autre enjeu concernant la stabilité politique, c’est la revendication de l’Union des Comores. Il faut savoir que les Comores continuent de revendiquer la souveraineté sur l’île de Mayotte. La France a été plusieurs fois condamné par l’Organisation des Nations unies pour être restée à Mayotte au moment de la décolonisation. Aujourd’hui, il y a une forme d’accord tacite entre la France et les Comores. En coopérant très fortement avec les Comores, la France achète leur silence, si l’on peut dire. Une partie du budget des Comores dépend de l’aide française. Les responsables politiques comoriens se font donc relativement discrets. Mais la société civile, elle, poursuit ce combat. •

Propos recueillis par Léa Ferrandi.