Violences sexuelles et déni social

« 160.000 enfants » par Edouard Durand

Arritti mène campagne, vous l’avez compris amis lecteurs (1). Y a-t-il plus noble combat que d’épouser celui de la cause des enfants ? N’y a-t-il pas violence plus insupportable que celle qui s’en prend à l’innocence ? Et plus juste et plus indispensable devoir que celui de dénoncer les crimes contre l’enfance ? Depuis les travaux de la CIIVISE et la libération de la parole de victimes que cette Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants a provoqué, les initiatives pour les dénoncer et les combattre sont mieux connues. Mais paradoxalement, alors que cela devrait réclamer une mobilisation de toute la société et des corps constitués, on a l’impression que l’on cherche au contraire à ramener ce combat au silence… Ce mois de janvier, le Juge Edouard Durand (2) a publié un petit opuscule d’une trentaine de pages (éditions Tracts) pour que cesse ce déni et soit mis fin à cette ignominie.

 

« Cent soixante mille enfants sont sexuellement violentés chaque année en France ». Ce terrible constat nous indispose. Et ce malaise ne se guérira pas en jouant l’autruche, la tête dans le sol. Bien au contraire, c’est ce tabou qui a conduit pendant des décennies à une impunité coupable, au point que les prédateurs se sentent invulnérables, protégés, et continuent à se jouer de la terreur de toujours davantage de victimes. N’est-ce pas une injustice supplémentaire insupportable pour elles ?

Comme pour le tout aussi insupportable drame des violences faites aux femmes, on leur reproche de ne pas parler, ou pas assez, ou trop tard. Alors que les enfants ne cessent d’envoyer des SOS pour qu’on comprenne leur souffrance, on détourne le regard. Pourquoi refuse-t-on d’agir ? « La confusion est de penser que parce que cette violence est sexuelle, elle est du registre de la sexualité » dit le juge Durand. Donc tabou. Pourtant, « les viols et les agressions sexuelles sont des violences d’une extrême gravité et sont une réalité d’une ampleur tout aussi extrême, par le nombre et par les conséquences » rappelle Edouard Durand qui insiste sur « le présent perpétuel de la souffrance qui résulte de l’état de stress post-traumatique ». Même des dizaines d’années plus tard, « la vie d’après est marqué, très profondément et souvent jusque dans les profondeurs les plus intimes de l’existence ».

Les parents ne sont-ils pas le premier cadre protecteur de l’enfant ? Il est inimaginable qu’ils puissent être des agresseurs. Tellement, que la société se protège, ça ne la concerne pas, et c’est bien connu, « les enfants mentent ». Ils disent « des choses tellement incroyables » à propos de leur parent, qu’on se refuse à croire. Ou bien ils sont « manipulés par leur mère » contre laquelle se retournent les accusations, on va même jusqu’à lui enlever la garde de son enfant parfois… C’est la réalité de la justice telle qu’elle s’applique trop souvent dans les cas d’inceste.

« En France, parmi la population adulte, 5,5 millions de femmes et d’hommes ont été victimes de violence sexuelles dans leur enfance. Une personne sur dix ». Dans nos entourages, sœur, cousins, nièce, collègues, amis, il y a des victimes ou qui l’ont été. « Dans toutes les classes, tous les centres de loisirs, tous les clubs, toutes les institutions de soin ou d’éducation »…

Mesure-t-on l’ampleur du déni ? « Plus de 70 % des plaintes déposées pour violence sexuelles sur mineures font l’objet d’un classement sans suite ». 3 % seulement des pédocriminels sont déclarés coupables.

Au-delà de la souffrance humaine, cela à un « coût monumental » : 9,7 milliards d’euros de dépenses publiques chaque année pour soigner les victimes.

 

Que faire contre « ce déni massif, puissant, ancien, enraciné, structuré et structurant » ? Edouard Durand veut donner un message d’espoir : « la vie d’après existe ». Si on croit les victimes. Si on leur rend justice. Si on les prend en charge.

Il n’y a que deux possibilités pour protéger un enfant violenté plaide le juge : « on le croit ou on ne le croit pas. Si on le croit, on le protège ». Croire, « prendre la parole au sérieux » et « agir en conséquence » car « le principe de la présomption d’innocence n’a jamais été conçu pour garantir l’impunité des criminels ».

« Nous avons cru que “la honte allait changer de camp” et que la France serait fière d’être du côté de la loi, pas du côté de la transgression » déplore Edouard Durand avec toute la déception qui doit l’habiter depuis ce qui ressemble à l’étouffement du rapport de la Ciivise. Il faut poursuivre cette croisade, ce combat pour sauver l’enfance. 30.000 témoignages, « un sillon a été creusé », la CIASE, la CIIVISE, Me Too (3), la caravane Mouv’enfants, nombre de professionnels aussi qui se sentent mieux appuyés : il faut se servir de tout ce courage pour soigner une société malade.

« Un mouvement social s’est constitué » qui a « rendu sensible l’urgence d’engager une politique publique déterminée de protection des enfants ». Dans son rapport, la Ciivise cible 82 préconisations. Elles doivent être mises en œuvre. Voilà ce qu’on attend du gouvernement de la France.

« Au moment où ces lignes sont écrites, au moment où elles seront lues, des enfants sont et seront victimes de violences sexuelles ». Des dizaines de milliers d’enfants. •

Fabiana Giovannini.

 

  1. Relire Arritti : https://arritti.corsica/?s=inceste
  2. Expert engagé contre les violences conjugales et sexuelles, le juge Durand a présidé la CIIVISE créée à la demande du président Macron. Au rendu de son rapport unanimement salué en novembre dernier, il a été remercié contre l’avis de tous et au grand désespoir des victimes qui avait cru voir en cette initiative une vraie reconnaissance. Un temps menacé la Ciivise a été maintenue face à ce tollé. Une co-présidence controversée a été mise en place, l’un a démissionné, l’autre écartée car inquiétée dans une affaire d’abus sexuel. Depuis la Ciivise est en panne.
    Edouard Durand a publié plusieurs livres, dont « Défendre les enfants » (Ed. Seuil, 2022).
  3. CIASE : Commission Indépendante sur les abus sexuels dans l’église dont le rapport rendu en octobre 2021 a évalué à 330.000 les victimes d’abus sexuels commis dans l’église. Depuis encore, de très nombreuses autres victimes se sont manifestées. Le rapport fait 45 recommandations dont on attend l’application et un processus d’indemnisation a été mis en œuvre. Jean Marc Sauvé, président de la Ciase, devrait être reçu par le Pape François.
    MeeToo est une démarche née en 2007 aux États-Unis pour libérer la parole des femmes ayant subi harcèlements, agressions sexuelles ou viols dans l’enfance ou non. Ce mouvement social prend une ampleur mondiale en 2017 avec l’explosion des témoignages sur les réseaux sociaux. En Corse, il s’est exprimé à travers les #MetooCorse ou #IwasCorsica.