La pauvreté était le thème de l’émission « Place publique » organisée par nos confrères de RCFM et de Corse Matin ce 25 janvier. Invités sur le plateau : Jean Guy talamoni, président de l’Assemblée de Corse, le Docteur François Pernin, président de la CLE, Coordination interassociative de lutte contre l’exclusion, Céline Emmanuelli-Robilliart, du collectif « Consomm’acteurs de la transition corse », animatrice du magazine « Bouge ta Corse », et Jean Claude Vignoli, président de l’association A Fratellanza. Hélène Battini, de RCFM, et Fabrice Laurent pour Corse-Matin, animaient ce débat. Dans le public, des politiques, des associatifs, des syndicalistes, des citoyens. Que faut-il en retenir ?
« Problème politique majeur : il nous a fallu 15 ans pour que ces mots-là soient prononcés en Corse et maintenant d’une façon particulièrement rapide dans le reste de la France » a introduit le Dr Pernin.
« Problème politique majeur par le nombre de personnes touchées (…) 12 à 15 millions de pauvres en France. Et parce que les budgets sociaux coûtent chers (…) Parce que la pauvreté diminue l’espérance de vie (…) Parce qu’elle impacte la jeunesse, et un pays où la jeunesse est condamnée à la pauvreté, c’est grave. Et parce qu’elle provoque, par réaction, la naissance et le développement d’une économie parallèle ». Un cercle vicieux dont il n’est pas possible de sortir sans une remise en cause en profondeur de nos politiques. Et la Corse, sur ce point, a pris de l’avance : « il nous a fallu en Corse nous faire entendre petit à petit depuis 2004, avec l’aide d’un grand Monsieur à qui je rends hommage, le Dr Edmond Simeoni, pour qu’au niveau politique on prenne ce pas d’avance par rapport au reste de la France », poursuit le Dr Pernin, rappelant l’initiative intégrée au Padduc de la Charte de lutte contre la précarité de Maria Guidicelli et le travail poursuivit par la majorité nationaliste avec le Plan de lutte contre la précarité et la pauvreté.
Les initiatives de la majorité. Le Président de l’Assemblée de Corse énumère à son tour les initiatives prises par la majorité nationaliste, Plan de lutte contre la précarité et ses 60 mesures déclinées dans « toutes nos politiques et toutes nos délibérations ». Mais aussi l’aide sociale, la Carta Ritirata qui prend en charge 50% des coûts de transports «des retraités les plus pauvres », la baisse du tarif des transports maritimes et aériens, la prise en charge des déplacements de santé, le soutien à la jeunesse, l’extension du passCultura pour les collégiens, « et puis il y a tout ce qui est prospective », travaillé dans des commissions et groupes de travail, comme « Territoire zéro chômeur de longue durée» ou encore la question du « revenu minimum».
« Un Corse sur cinq vit sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire 970€ par mois, mais c’est une définition qui reste arithmétique, sans doute loin de la réalité puisque le Dr Pernin situe ce seuil à 1500€ » rappelle Fabrice Laurent.
« Il y a deux grandes causes profondes à la pauvreté » surenchérit le Dr Pernin, « le premier c’est le système économique mondial (…) la personne la plus riche de France a l’équivalent de 2,6M fois le SMIC et les 10% des Français les plus riches possèdent 50 % des richesses, quand 50% des plus pauvres possèdent 10% (…) tant que les règles du jeu seront celles-là, nous allons fabriquer de la pauvreté de façon systémique. La deuxième cause, c’est la définition de la pauvreté, (…) ne pas avoir les pouvoirs, les ressources et les choix d’acquérir ou maintenir son autonomie économique, voilà une vraie définition ».
Aussi, il est nécessaire de « prendre en compte l’accès aux ressources, à la santé, aux transports, au logement, et tout ça de façon critériée » : en Corse, il y a 108.000 personnes qui gagnent moins de 1350 euros par moi, alors que la vie y est plus chère.
« Nous sommes au service des plus pauvres » témoigne quant à lui François Vignoli, « les gens qui viennent chez nous sont ceux qui sont au plus bas de la misère, ceux qui forment le quart-monde, ceux qui n’existent pas aux yeux des autres, et souvent à leurs propres yeux.
Notre rôle est de faire en sorte qu’ils se rendent compte qu’ils sont des personnes.
Je ne sais pas si les administrations publiques peuvent faire le travail des associations, parce qu’il y a une relation personnelle à avoir (…) Nous tenons un rôle qui est irremplaçable ».
« Aller au coeur des villages, discuter avec les gens » c’est aussi cela le rôle associatif selon Céline Emmanuelli-Robilliart. « Il faut que organismes et associations travaillent main dans la main pour essayer de résoudre les problèmes ». Et il faut davantage entrer dans le concret pour développer des initiatives citoyennes et induire une transformation de la société. « Le mouvement des gilets jaunes a servi de révélateur » dit-elle encore, rappelant les mobilisations précédentes.
Du mouvement des « indignés » à celui des « bonnets rouges » ou des « nuits debouts », «on voit bien que les gens veulent d’autres solutions (…) Il faut savoir que 40 à 60 % du prix, c’est la marge de la grande distribution, 30 % c’est la marge du transporteur (…) Ça veut dire que 70 à 90% du prix va dans la poche de ces deux-là, le producteur n’est quasiment pas payé » s’offusque encore Céline Emmanuelli qui appelle à « l’intelligence collective, à réorganiser la production locale, en faisant participer le consommateur, parce qu’il y a plein de citadins qui voudraient bien avoir de petits espaces de jardins partagés, ça commence à se développer, mais c’est très faible ».
Un modèle économique défaillant.
Jean Pierre Battistini de la CGT met en cause la politique gouvernementale mais aussi les « entreprises corses (qui) génèrent un chiffre d’affaires plus élevés par salarié que sur le continent, par contre on a des salaires plus faibles ».
Pour Gérard Dykstra, de Core in Fronte, la cause est dans « le néo-libéralisme et le capitalisme, aggravé en Corse par un mauvais modèle économique, le modèle résidentiel et du tourisme précaire (…) la société doit elle-même lutter contre sa propre pauvreté (…) et les responsables politiques doivent prendre en compte le problème de la vie chère ». Et de citer les propositions de centrale d’achat publique ou d’intervention auprès des dépôts pétroliers pour peser sur le mécanisme du coût du carburant.
Un autre intervenant, ancien « adhérent du MEDEF », met l’accent sur « le chômage de masse chez notre jeunesse » et soulève la question de l’innovation dans la formation : « nous avons des formations qui sont faites pour des métiers d’hier, il faut impérativement travailler sur les métiers de demain (…) il faut que la jeunesse de Corse puisse avoir du travail dans les nouvelles technologies (…) surtout dans le bâtiment, cela pourrait générer beaucoup d’emplois ». Et c’est effectivement une piste sur laquelle travaille la Collectivité de Corse. Elle l’a ciblé lors de la mise en route du programme ORELI* en 2016 : miser sur l’autonomie énergétique génèrerait 5000 emplois qualifiés en Corse dans le bâtiment pour adapter ses métiers aux besoins de la rénovation énergétique, plus de 500 emplois pourraient être créés également dans les technologies des énergies renouvelables.
Dialogue social et conditions de travail.
Autre problème soulevé, les charges patronales trop élevées qui poussent à la main d’oeuvre venue du continent et aggravent donc la situation de l’emploi local.
Jean Brignole, STC, dénonce, lui, le manque de dialogue social et les conditions de travail des salariés : « faire appliquer les conventions collectives c’est révolutionnaire (…) on a des gens qui ont peur de perdre leur emploi et qui acceptent n’importe quelle condition et n’importe quel salaire, plus proche d’en dessous le SMIC que le SMIC ».
Céline Emmanuelli-Robilliart insiste sur les stratégies à mettre en oeuvre collectivement, « l’autonomie alimentaire, l’autonomie énergétique, qu’en est-il aussi de la monnaie locale ? Une vraie monnaie complémentaire (…) les gens veulent des circuits courts ».
Pour Véronique Albertini, de l’Association Nationale « Territoire Zéro Chômeur longue durée », « la première chose pour lutter contre la pauvreté, c’est de fournir un travail. L’emploi c’est un droit.
L’économie que nous voulons créer est une économie sédentaire, et non pas migratoire. Ça veut dire une économie avec le territoire et à partir des envies de la population du territoire ». L’objectif est de fournir à des chômeurs de plus de 6 mois, un CDI, payé au SMIC, en misant sur le fait que l’économie ainsi créée «va dynamiser petit à petit l’économie existante ». Comment ? « Avec de la réaffectation de fonds. Un chômeur de longue durée coûte 25.000 € à la société, un CDI chargé coûte 20.000€ ». Soit, 38 milliards d’euros par an en France pour la prise en charge des chômeurs de longue durée. « En demandant tout simplement la réaffectation de ces fonds pour créer de l’emploi, nous sortons une partie de la population de la misère ».
Un autre intervenant parle des « causes profondes (qui) tiennent à nos institutions, à l’organisation du pouvoir politique, à l’accès à ce pouvoir politique qui laisse de côté de grandes couches de la population (…) En France, le monopole de l’écriture de la loi est donné au parlement ». Et de citer la revendication de Référendum d’Initiative Populaire réclamé par les Gilets Jaunes pour « influer sur le sort que chacun subit, participer à la recherche de solutions et à leur mise en oeuvre ».
L’État, grand absent des débats.
Alors, le grand débat national pourra-t-il donner quelque chose ? « Aujourd’hui on est dans des mesures de saupoudrages et on a deux mois pour des solutions de fond. Non ! Il faut beaucoup plus de temps. Il faut s’attaquer aux causes profondes » dit le Dr Pernin. C’est bien ce à quoi travaille la Collectivité de Corse : tout en continuant de répondre aux besoins immédiats, à travers notamment la Conférence sociale, chercher à « déconstruire » les mécanismes qui conduisent à la précarité. Et pour cela, il y a tout de même un grand absent dans le débat : l’État. « Lorsqu’un pays comme le nôtre a été sous le coup d’une loi douanière pendant une centaine d’années qui détaxait toutes les importations et qui taxait toutes les exportations, pour mettre à tapis et briser toutes velléités de développement, on ne peut pas faire mieux ! » a dénoncé Jean Guy Talamoni, rappelant aussi les méfaits de la continuité territoriale détournée au profit d’intérêts extérieurs à la Corse durant des décennies, les guerres mondiales qui ont vidé notre île de ses forces vives, et toutes les politiques d’acculturation appliquées jusqu’ici. Comme celles appliquées aujourd’hui du reste. On peut citer les mesures prises dans le secteur du logement qui tendent à une privatisation du logement social, la réduction du loyer de solidarité, la hausse de la TVA construction pour le logement social. On peut citer aussi la complaisance de l’État dans les phénomènes spéculatifs sur les marchés fonciers et immobiliers qui ferment la possibilité pour les jeunes Corses d’accéder à la propriété. L’État rejette toutes mesures d’adaptation pour la Corse quand la maîtrise de la fiscalité par exemple est essentielle pour développer un pays. « Ne pas avoir les pouvoirs, les ressources et les choix d’acquérir ou maintenir son autonomie économique, voilà une vraie définition de la pauvreté » dit le Dr Pernin. C’est vrai pour les êtres humains, c’est la même chose pour les sociétés. Le combat pour l’autonomie de la Corse est un passage obligé pour lutter contre une précarité qui s’aggrave.
«On appelle toutes les entreprises, les associations, les citoyens à s’engager pour faciliter la transition citoyenne pour l’autonomie alimentaire et énergétique, financer un grand média indépendant dédié à la transition et à son développement économique, faciliter les entreprises coopératives telles que les supermarchés, les jardins partagés, la mutualisation des outils, des espaces, financer des projets qui redonnent du sens à notre société » a conclu Céline Emmanuelli-Robilliart. Parce qu’enfin, l’autonomie, ça passe surtout par une prise en charge individuelle et collective: sortir de l’aliénation mentale du clanisme et du clientélisme subit durant des décennies et prendre en main notre destin.
*Outil de rénovation énergétique du logement individuel.
Fabiana Giovannini.