Prostitution des jeunes

Comment repérer et réparer les victimes ?

Dans le cadre de l’agora « Violences et santé en Corse – Repérer, protéger, accompagner », organisé par l’Agence régionale de santé en octobre 2022, les actes des différents échanges et interventions étaient restitués le 6 décembre 2023 à Aiacciu avec deux points mis en relief. Arritti a déjà évoqué la question des violences faites aux enfants en présence de Michèle Créoff*, experte en protection de l’enfance. Nous revenons ici sur le second thème soulevé, celui de la prostitution des mineur(e)s et des jeunes majeurs qui a fait l’objet d’études dont les résultats ont été exposés par la sociologue Marie Peretti-Ndiaye, chercheuse associée au Cref (Centre de recherche éducation et formation de l’Université Paris-Nanterre).

 

 

La prostitution, dit-on, est vieille comme le monde… Elle est un sujet délicat de nos sociétés, et soulève des enjeux de repérage, d’accompagnement, de prévention, tant le phénomène touche à la vulnérabilité des victimes. Car il s’agit bien de victimes. La société, dans sa construction il faut l’avouer machiste, s’est forgé des tolérances, invoquant le droit à la vie privée et à la liberté, inventant même des concepts pour mieux parer la morale. On parle de consentement… Mais que signifie ce mot dans un processus de désaffiliation (lorsque l’entourage n’assure plus son rôle de protection) que subissent les personnes qui se trouvent piégées de la marchandisation de leur corps ? Et quid lorsque l’on sait que l’âge moyen d’entrée dans la prostitution est de 15 ans, parfois 13 ?… On finit ainsi peu à peu par justifier l’inceste et les abus sexuels sur les enfants, la prostitution et son corollaire le proxénétisme, on s’accommode de l’idée qu’il existe un tourisme sexuel, on finit par tolérer des propos et des gestes déplacés qui vont jusqu’au viol de la part de stars ou de personnes connues voire même estimées, au sein de la société, et qui, libres de toute entrave, ne s’imposent plus aucune limite. N’est-ce pas ce que révèle l’affaire Depardieu ?

 

La prostitution forcée est une violence. Mais n’est-ce pas de même quand elle est consentie interroge Marie Peretti-Ndiaye, rappelant les conséquences psychologiques et sanitaires, et de toutes façons fortement traumatiques, vécus par le ou la prostitué(e) ?

« Aussitôt qu’une personne devient un objet d’appétit pour autrui, tous les liens moraux se dissolvent et la personne ainsi considérée n’est plus qu’une chose dont on use et se sert » disait déjà au XVIIIe siècle le philosophe Emmanuel Kant pour qui la prostitution était une atteinte à la dignité humaine. Même lorsqu’elle est soi-disant « choisie ». C’est le chemin qu’a suivi le droit, tant français qu’européen, mais avec tant de failles que rien n’empêche réellement l’objetisation de la femme, et particulièrement de la femme fragilisée par un parcours difficile. Car on ne tombe pas dans la prostitution dans l’allégresse. Marie Peretti-Ndiaye rappelle que « si les formes que revêt la prostitution sont multiples, celle-ci reste inexorablement liée à des enjeux d’argent et, pour une partie des personnes, à des situations de (grande) précarité ». C’est d’autant plus vrai « lorsqu’on s’intéresse à la prostitution des jeunes majeurs, notamment étudiants, et des mineurs ». La prostitution des jeunes est « souvent à la croisée de plusieurs éléments : la rencontre avec un ou des proxénète(s), mais aussi la fragilité socio-économique, des antécédents de rupture familiale ou de violences… »

 

Marie Peretti-Ndiaye

Et en Corse ? À partir de deux recherches menées entre 2018 et 2022 sur différents acteurs de la prostitution (prostituée, proxénète, prestataires), « les données analysées ont permis l’attribution d’un rôle à 103 individus dont la moyenne d’âge au moment des faits était de 19 ans ; les trois quarts avaient moins de 21 ans et un quart, parmi lesquels une importante surreprésentation de femmes, moins de 18 ans ». C’est dire la prégnance du problème chez les jeunes.

Une « recherche participative » sur 200 personnes a été conduite en Corse avec notamment 60 entretiens individuels et un questionnaire auprès de professionnels, informe Marie Peretti-Ndiaye. Le phénomène « nécessairement masqué », est forcément sous-estimé. D’autant que des freins supplémentaires existent en Corse, au niveau sociétal avec de plus forts tabous, ou encore l’absence de dispositifs institutionnels en place ailleurs. Il en ressort que 32 majeurs ont tout de même été identifiés entre 22 et 57 ans. 80 % de femmes, 70 % en situation de précarité, 53 % en rupture professionnelle, 40 % souffrant d’addictions (alcool, drogue ou médicaments). « La prostitution constitue bien souvent l’aboutissement d’un parcours traumatique » répète Marie Peretti-Ndiaye.

16 mineures, toutes des femmes, ont été identifiées, 7 sont suivies par les services de l’ASE.

C’est sur les réseaux sociaux que se repère surtout le phénomène. Insta, Snapchat, TikTok, etc., invitent régulièrement, sans parler des sites dédiés. Internet est un fléau, un post-test a fait 8 millions de vues en 15 minutes… Sur une seule journée et un seul site, 66 profils ont été repérés. 75 % de femmes dont 1/3 ayant 25 ans ou moins, et plus de la moitié d’origine étrangère. Il y a aussi les bars, les discothèques, ce qu’on appelle « les caboulots », et les rencontres de rue. « Les études réalisées témoignent de parcours de vie marqués par la violence – “majoritairement dans un contexte familial’ – ainsi que de la prévalence des situations de “précarité et désinvestissement scolaire”. La moitié des mineurs, victimes de prostitution, identifiés est placée en foyer et se prostituent majoritairement lors de fugues » répète Marie Peretti-Ndiaye.

Les facteurs qui peuvent conduire à la prostitution sont les mêmes qu’ailleurs : pauvreté, vulnérabilité, influence, prédation… Même chose pour les indicateurs de repérage : genres, facteur familial (fugues), décrochage scolaire, négligences, entrée précoce et stigmatisée dans la sexualité, viol, inceste…

 

Marie Peretti-Ndiaye : « La moitié des mineurs, victimes de prostitution, identifiés est placée en foyer et se prostituent majoritairement lors de fugues. »

 

Comment réparer les victimes ? Avant de réparer, il faut s’organiser pour anticiper, protéger l’enfant ou le jeune adulte. « La non satisfaction des besoins fondamentaux des enfants, par leur entourage familial notamment, les place dans une zone instable, une zone de vulnérabilité » selon Bénédicte Lavaud-Legendre, chercheuse au CNRS. Comportements problématiques dans l’adolescence, désaffiliation familiale ou sociale, violences dans l’enfance, santé psychique… les parcours sont écrits. Préserver l’enfance, identifier très tôt les situations à risques, est le premier élément pour protéger la future victime de la prostitution. Les médecins, les institutions scolaires ont un rôle déterminant pour repérer les situations à risques. Police et justice également bien sûr, notamment pour exercer l’indispensable veille numérique, ou encore extraire des griffes d’un proxénète les victimes. Vigilance en alerte, coordination des acteurs de la protection de l’enfance, mise en place de protocole d’action pour anticiper, ou pour accompagner le jeune en situation de prostitution, ou celui qui risque d’y sombrer.

Outre le repérage, il faut faire évoluer le droit pour lutter contre l’emprise prostitutionnelle, notamment dans la qualification pénale et travailler à la réhabilitation des victimes. Ce qui demande de la formation à tous les niveaux possibles d’intervention, en amont comme en aval, formation à l’accueil, à l’écoute, à l’accompagnement.

 

Mais il y a aussi un travail de la société sur elle-même indispensable à conduire. La prostitution n’est pas un métier, c’est une atteinte à la dignité humaine qui relève de l’esclavage. Elle ne peut être choisie, quel que soit l’état d’esprit de la personne qui s’y adonne. En fait c’est l’image même de la femme-objet (la plupart des victimes sont des femmes) qu’il faut changer. Et qui fait que de la culture du viol à la prostitution, en passant par la pornographie, et jusqu’aux violences conjugales, l’objetisation des femmes est consacrée et leurs corps n’est considéré que comme appartenant au seul plaisir de l’homme.

Sur ce thème comme plus généralement sur celui des Violences et de la Santé, l’ARS travaille à une cartographie des acteurs qui luttent contre ces violences afin de mettre en œuvre des protocoles d’action.

« L’agora a mis en lumière la récente capacité insulaire à faire du système de santé un partenaire de la première prise en charge, celle qui succède à la première et courageuse prise de parole de la victime (…) (et) a pu montrer que la mise en réseau des acteurs du judiciaire, du social et du sanitaire est une condition indispensable à la lutte contre ces violences », a rappelé Marie- Hélène Lecenne, Directrice générale de l’ARS Corse.

Souhaitons que cet important travail puisse se poursuivre de manière très concrète pour répondre à cet enjeu de société de la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants. •

Fabiana Giovannini.

 

* Lire sur notre site, rubrique Suceta : « Agora de la santé pour lutter contre les violences sexuelles. Une urgence, une indispensable priorité »