Conférence sociale

Dénouer les fils du difficile dialogue

Ambiance tendue ce 14 janvier au Théâtre de Bastia pour la première conférence sociale proposée aux « gilets jaunes » par les présidents du Conseil Exécutif, de l’Assemblée et du Conseil économique, social culturel et environnemental de Corse. Rappelons que cette initiative prise lors de la session du 29 novembre dernier, antérieure au « débat national » initie ensuite par le Président de la République, vise a sérier sereinement les problèmes tels qu’ils se posent en Corse, a en analyser ensemble les causes pour faire émerger des solutions durables. Une méthode se met en place.

Beaucoup de monde autour de la table, élus et « gilets jaunes » bien sûr, mais aussi État, en la personne du préfet de Haute-Corse, acteurs économiques et sociaux, syndicats et associations da tutte e mamme, représentants enfin de la grande distribution ou des dépôts de carburant. Rassembler tous les protagonistes était une gageure en soi. Un défi relevé. Et il fallait ce premier tour de table pour mesurer le poids des attentes plus spécifiques qui s’expriment en Corse, tenter de dénouer les fils du dialogue pour viser juste dans les réponses à apporter.

 

Le constat, on le connaît. «Des gens qui meurent de faim», qui « ne veulent pas la charité » et ont le sentiment d’être « laissés sur le bord de la route». Dans ce public, on trouve chômeurs, retraités, salariés, jeunes, mais aussi de petits entrepreneurs, des fonctionnaires, des cadres, qui avouent ne pas avoir les mêmes problèmes de fin de mois mais rencontrent de plus en plus de difficultés et s’inquiètent pour l’avenir de leurs enfants. Ce « cri de désespoir » général n’est pas feint, mais il est brouillon, et exprime de manière confuse, non pas le seul coût des carburants ou des produits de première nécessité, qui devaient être abordés lors de cette première conférence sociale, mais aussi pêle-mêle les retraites agricoles qui sont « les moins élevées de France », les difficultés à se soigner, le coût des transports, la peur de voir augmenter la taxe sur les ordures ménagères (à entendre parler de la possible exportation des déchets), la suppression des services publics, les «écarts des salaires », la « logique capitaliste» à travers notamment la suppression de l’impôt sur les grandes fortunes pendant que ce manque à gagner pour l’État est récupéré auprès des plus nécessiteux ! Les inégalités dans la formation aussi, les jeunes sans perspectives, la «déshumanisation des droits » dans le manque de transparence et d’accès à l’information, les difficultés administratives donc, et de compréhension des mécanismes, le manque d’accompagnement social, les marges des Grandes Surfaces « 40 à 60 % », et des transporteurs « 30 % », le besoin de « redonner du pouvoir aux producteurs et aux consommateurs ».

Les avantages acquis pour l’Outremer dans le coût des carburants, et donc la discrimination qui s’opère pour la Corse qui souffre pourtant des mêmes problèmes d’éloignement, le taux préférentiel de TVA qui ne se ressent pas au prix à la pompe, le taux de TVA également « à supprimer sur les produits de première nécessité», le poids des lobbies sur la société et l’écologie qui n’est pas assez prioritaire, le besoin de produire en citant l’exemple de terrains à mettre en culture pour «permettre à chacun de vivre de son travail », le besoin d’arracher « une base de salaire minimal pour les retraités, les jeunes, les chômeurs », « la voix des femmes » insuffisamment entendue, et toutes ces « situations de non retour, les records de temps partiel imposé, d’emplois précaires, de salaire minimal », le poids des charges « deux fois et demi plus important que sur le continent », « l’absence de projet de société », et bien sûr « le référendum d’initiative populaire », en faisant, pourquoi pas, de la Corse une « région pilote ».

 

La colère est fondée, le discours de fond est juste, même s’il est anarchique et mal construit, parfois, et même souvent, exprimé de manière injuste sous la forme de reproches à tout ceux qui sont en face, pêle-mêle, élus, État, patrons. «Quand le riche vole le pauvre, on appelle ça des affaires. Quand le pauvre refuse d’être volé par le riche, on appelle ça la violence » lance sous les applaudissements un gilet jaune.

Le Collectif interassociatif contre l’exclusion rappelle le travail important fait par la majorité, et assène son raisonnement implacable sur le besoin de mieux définir la pauvreté et de prendre en compte son « caractère multidimensionnel ». «C’est un problème politique majeur du fait du nombre de personnes touchées atteintes dans leur espérance de vie » et même s’il est ainsi perçu par la majorité actuelle, pour la CLE il faut tout à la fois « des mesures préventives et des mesures curatives ».

Pour cela, il faut agir sur cinq points :

1°/ l’insuffisance de la solidarité institutionnelle,

2°/ l’insuffisance de la solidarité sociétale,

3°/ l’insuffisance de l’accès aux besoins fondamentaux,

4°/ le besoin d’économie, d’emplois et de formation,

5°/ la nécessité de s’attaquer au pouvoir d’achat.

 

Le débat se poursuit entrecoupé parfois de ricanements, de soupirs excédés, de cris, de propos contradictoires mêmes entre gilets jaunes qui ne partagent pas tous les mêmes propos vis-à-vis de la majorité territoriale que d’aucuns chahutent que d’autres applaudissent, pendant que le préfet est hué sous quelques cris de «Macron démission ! ». On reproche aussi le manque d’implication des politiques, alors que le mouvement des gilets jaunes s’est caractérisé par un refus de récupération et continue de ne pas vouloir de sigles à leurs côtés. «Associations, syndicats, où êtes-vous ? » lance l’un d’eux, « où sont les nationalistes ? » crie l’autre… Bref, une réunion impréparée du côté des gilets jaunes qui expriment avant tout du ressenti et de la colère. En face, dans un tel contexte, il est difficile de poser le débat, de convaincre de ce qui est fait, du Plan de lutte contre la précarité, à la Carta Ritirata, du Pattu Ghjuventù aux séries de mesures pour soutenir les publics en difficulté. Il est pourtant indispensable de décortiquer le sujet pour construire les solutions. La méthode est à bâtir de manière partagée pour qu’elle soit acceptée.

Le surcoût des carburants en Corse ne peut être compris. La TVA est moins élevé en Corse pour amortir le surcoût des transports (13% contre 20% sur le continent), or l’essence est en moyenne 10 à 15 cts plus chère dans l’île. Qui peut comprendre ? La marge pourtant des distributeurs est faible, 1% pour le directeur général de VITO Corse, soit environ 3 cts lorsque les taxes d’État représentent elles 30 cts sur le prix du carburant.

Et de dénoncer, du côté du Collectif contre la cherté du prix des carburants, le monopole exercé par le groupe Rubis qui s’empare de 35,5% du marché des carburants en 2009. Quelques mois plus tard, il rachète Esso et devient majoritaire avec 53,5% des parts, puis rachète BP en 2017 et détient aujourd’hui 75 % du marché des carburants dans l’île. Il rappelle le décret qui permet dans les DOM de fixer directement les règles pour mieux réguler le prix des carburants. Il interpelle l’État sur le rôle tenu par l’autorité de la concurrence et sur l’enquête diligentée sur le sujet qui ne dispose pas de moyens humains : « deux personnes même pas à temps complet » !

Vito de son côté n’est qu’une filiale à 45 % de Rubis, explique qu’il respecte les règles imposées par les autorités, mieux, que le groupe Rubis applique une marge inférieure à ce qui est demandé (19 cts le litre contre une limite de 21 cts imposée), que les bénéfices dans ce contexte sont minimes pour Vito du fait de la difficulté du marché corse, de l’acheminement du carburant de l’extérieur, mais aussi à l’intérieur jusqu’aux différentes stations, de l’étroitesse du territoire, de l’investissement important nécessaire à la sécurisation des installations (2M€ investis dans les stations services) : «Nous ne faisons pas de profit sur le dos de la population ». Il insiste sur le problème des taxes et cite lui aussi l’exemple de La Réunion: 1,06 cts d’euros à la pompe pour le gasoil, avec un seul dépôt pour le groupe Rubis pour une île de plus de 800.000 habitants. Ce qui démontre que le groupe n’abuse pas de sa position.

Mais rien y fait, il est la cible des gilets jaunes. Un syndicaliste représentant les pompistes explique le quotidien difficile, avec des journées de 6 à 22 heures, la précarité de leurs salariés, c’est-à-dire du pompiste lui-même qui est parfois le seul salarié ! Il ne reçoit que des huées.

 

Conclusion ? Le président de l’Exécutif se donne un maximum de deux mois pour élaborer des solutions, « sans tabou, mais avec des règles entre nous, il faut faire l’effort de s’écouter, de se respecter ». Il propose ainsi d’élaborer des réponses de manière partagée. Deux groupes de travail sont créés qui se réuniront la semaine prochaine pour faire le tour de la question du coût des carburants et de la cherté de la vie en Corse, avant d’aborder d’autres sujets qui touche à la précarité comme celui du logement, du prix de l’eau, de l’énergie, des transports, de la santé… et d’avancer ainsi vers des solutions structurelles.

 

Fabiana Giovannini.

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