Dr François Pernin face à la crise

« L’hôpital public est là pour une mission qui n’est pas marchande »

docteur Pernin
Récemment nommé Chevalier de la Légion d’Honneur, il est médecin, président du Collectif de Lutte contre l’Exclusion, conseiller dans l’élaboration du plan de lutte contre la précarité de la Collectivité de Corse. Il a été malade durant la première vague de l’épidémie de Covid-19 et nous avons failli le perdre. François Pernin est un acteur de terrain et une parole précieuse pour susciter du bon sens dans la résolution de la crise à laquelle nous sommes confrontés. Propos à méditer.

 

D’abord toutes nos félicitations pour votre distinction comme Chevalier de la Légion d’Honneur. À travers vous et d’autres soignants, c’est toute une profession qui est saluée. Vos impressions?

Quand on est soignant, ou membre d’associations humanitaires, on ne recherche pas les honneurs. Cependant, je l’ai accepté parce qu’il a un sens particulier qui dépasse une simple personne. C’est un hommage de la Nation à toutes celles et ceux qui ont pris part à la lutte contre la Covid. On a choisi des personnes symboliques, en sachant que derrière il y a des équipes.

Ma première réaction, c’était l’émotion de voir que la légion d’honneur a été décernée à Joëlle Ferriccelli, infirmière à l’hôpital de Bastia, décédée en novembre des suites de la Covid, c’est une des soignantes qui aura tout donné mais, hélas, ce n’est pas terminé, d’autres tomberont.

Pour ma part, j’avais deux spécificités: je me suis porté volontaire, avec d’autres, pour venir en aide à l’hôpital en tant que médecin retraité et je suis membre du mouvement associatif humanitaire. Je suis tombé malade rapidement.

Cette médaille est remise à toutes celles et ceux qui se sont portés volontaires au sein des associations et qui ont œuvré contre cette maladie, dans la rue, dans les centres d’hébergement, en créant de nouvelles actions. C’est ensuite un témoignage porté à celles et ceux qui ont été victimes de la maladie en apportant leur aide aux malades. Cette médaille, c’est comme ça que je la prends, en tant que représentant et acteur de ses équipes toutes entières. J’espère qu’à la prochaine promotion, on n’oubliera pas d’autres soignants parmi les médecins, infirmier(e)s, aides-soignant(e)s que j’ai vu quotidiennement à l’œuvre, et qui font mille fois plus.

Les soignants ont été chaleureusement salués chaque soir à 20h durant la première vague. Aujourd’hui, on les oublie à nouveau…

Les soignants ont été applaudis avec de touchantes marques concrètes de reconnaissance, aujourd’hui, ils sont ignorés, demain ils seront peut-être conspués si les capacités d’hospitalisation et de soins sont saturées, obligeant alors à des choix de médecine de guerre.

C’est ainsi. Les soignants remplissent leur mission, le plus souvent dans l’indifférence ou les critiques, parfois avec des marques de reconnaissance… nous préférons la dernière option!

Mais le principal oubli, c’est le «Ségur de la santé» qui n’a pas été à la hauteur des espoirs soulevés par les propos du président Emmanuel Macron au plus fort de la crise, ce «je vous ai compris» n’a pas eu les suites espérées.

C’est-à-dire?

Les augmentations de salaire sont indispensables. Mais nous attendions aussi autre chose: il faut redéfinir les missions de santé publique et admettre que l’hôpital public est là pour une mission qui n’est pas marchande, par l’arrêt de la désastreuse politique de «l’hôpital entreprise», qui va à l’encontre du «prendre soin» en particulier sur les secteurs ou les structures privées ne peuvent pas être présentes. On le voit particulièrement aujourd’hui où l’essentiel de la prise en charge de l’épidémie repose sur les épaules de l’hôpital public sur les 3 axes que sont: le soin, la formation et la recherche. Le travail des médecins généralistes et infirmières libérales n’est pas assez souligné, ils assument beaucoup dans cette lutte, en n’ayant pas toujours tous les moyens de se protéger eux-mêmes de la contagion.

Les étudiants en première année de Médecine à Corti se sont mobilisés contre les conséquences de la réforme 2020 du Parcours d’Accès Spécifique Santé. Qu’en pense le médecin de terrain?

Les données du problème sont simples:
– un manque chronique de médecins prévisible statistiquement depuis plus de 30 ans
– un numerus clausus fondé sur des principes économiques d’un autre âge
– une réforme qui annonce que les médecins en formation vont être plus nombreux sans que le nombre de places ouvertes au concours augmentent de façon sensible
– et une année charnière où les étudiants primants en première année d’un concours difficile et sélectif, sont sacrifiés.

Pour la Corse, mais cette donnée se vérifie sur le reste de la France, les primants, qui n’ont plus le droit de redoubler, se trouvent mêlés aux redoublants de l’an dernier, avec un nombre de places attribuées au concours totalement iniques, puisque pour 80 redoublants, il y aura 24 places au concours, et pour les 149 primants, il y aura 7 places, je vous laisse faire le calcul.

Il ne s’agit pas d’opposé primants et redoublants, mais d’augmenter les places octroyées aux primants avec une même proportion de chance de réussite. Il en va de la simple justice.

Ces normes annoncées il y a quelques jours seulement?

Oui, alors que les étudiants ont la tête dans le guidon, avec une somme de travail et d’angoisse énorme. Si certains l’avaient su, ils n’auraient pas choisi la même voie. C’est un peu comme si on annonçait le règlement du Vendée Globe aux marins engagés quand ils sont en train de passer le Cap Horn avec un force 8!

Nous vivons là une illustration de la règle des 3i, décrites par Esther Duflo, prix Nobel d’économie lorsqu’elle parle de l’échec des politiques dans les pays pauvres, je cite: «L’idéologie, l’ignorance et l’inertie – les 3i – qu’ils soient le fait des experts, des fonctionnaires de l’aide internationale ou des responsables locaux des politiques publiques, expliquent bien souvent pourquoi les politiques échouent ou pourquoi l’aide apportée n’a pas l’effet qu’elle devrait avoir. Il est possible de rendre le monde meilleur, mais il faut pour cela un peu d’énergie intellectuelle.» (Abhijit V. Banerjee, Esther Duflo «Repenser la pauvreté» Ed. Le point «essais» p 41-42)

C’est une des déclinaisons de ce que Hannah Arendt appelle «la banalité du mal» qui peut transformer un homme ordinaire en monstre absolu, pour cela, il suffit de réunir 3 conditions: mettre son intelligence de côté, appliquer les instructions à la lettre et ne pas aller constater les conséquences de ses actes sur le terrain. C’est ainsi que les outils les plus puissants de la lutte contre la pauvreté, l’administration et les services publics, peuvent se transformer en bureaucratie monstrueuse.

La situation que vivent nos jeunes étudiants en est un exemple, ils sont victimes de la maltraitance institutionnelle.

Plus personnel… le médecin s’est retrouvé patient durant la première vague de l’épidémie. Comment avez-vous vécu cette expérience?

Ce fut une belle expérience par bien des côtés. J’ai vu œuvrer les équipes soignantes avec toute leurs compétences, leur humanité, du médecin à l’aide-soignant, sans oublier non plus tous ceux qui ont permis que les rouages fonctionnent, les agents administratifs, des techniciens… ils ont sauvé des vies, dont la mienne.

J’ai 40 ans de carrière dans l’hôpital, et j’ai découvert là l’hôpital comme je ne l’avais jamais connu, centré sur sa mission pour prendre soin des malades, chacun à son poste et avec une organisation exemplaire parce qu’elle avait été prise localement, à l’intérieur de chaque hôpital, et qu’elle variait en s’adaptant à la montée croissante de l’arrivée des malades.

Jusqu’alors, je n’avais connu cet état d’esprit que lors de missions humanitaires dans un front de libération d’un pays en guerre.

 

La gestion de la crise par le gouvernement est critiquée, par ses décisions tardives, confuses, incohérentes. Votre sentiment?

Il est facile de critiquer, alors que le monde entier est confronté à une crise inédite ou aucun pays n’a trouvé la bonne solution. Plus qu’une crise politique, c’est à une crise de l’information à laquelle nous assistons. Une information superficielle et anxiogène, des spécialistes se sont chamaillés sous nos yeux, la lutte des égos a été plus audible que les données scientifiques. Je suis médecin, pas spécialiste de la question bien qu’ayant acquis récemment une certaine expérience, je ne voudrais donc pas ajouter à la confusion. Il nous faut garder pour la sphère privée nos commentaires plus ou moins pertinents, et ne pas transformer l’espace public en un immense café du commerce.

Certains journalistes de médias à grande diffusion n’ont pas rempli leur devoir de vérification des informations et ils ont mêlé le témoignage des radios trottoirs et les informations argumentées par des interlocuteurs crédibles en les mettant au même niveau.

Nous avons un message clair de santé publique à faire passer, car la situation est très sérieuse, et c’est la mission des journalistes de s’en faire le relais.

Le fonds du problème n’est pas que sanitaire?

Tout gouvernement démocratique est face à ce que les économistes appellent un triangle d’incompatibilité, quand on unit 2 des 3 sommets de ce triangle, le 3° est exclu de la solution. Et les 3 pointes de la crise actuelle sont: les impératifs de santé publique, les réalités économiques et l’opinion publique.

Si, par exemple, vous unissez réalités économiques et opinion publique, vous mettez de côté les impératifs de santé publique. Si vous associez les impératifs de santé publique à l’opinion publique, vous excluez les réalités économiques.

Si vous unissez santé publique et économie, vous ne prenez pas en compte l’opinion publique.

Les données ne sont pas simples et le gouvernement doit composer avec cette alchimie, tout en anticipant avec la marge des 3 semaines que nous laissent le virus et ses variations.

Que faudrait-il faire?

Devant ce qui s’apparente à une guerre, il faut suivre une autorité reconnue et légitime, et dans une démocratie, ce sont nos élus. Le traitement curatif du Covid n’existe pas, ce qu’on a amélioré c’est le traitement des symptômes une fois la maladie déclarée.

C’est sur la prévention que nous avons une prise avec les mesures de distanciation, d’hygiène et d’isolement, qui sont efficaces et utilisées depuis l’antiquité. Et l’immunité collective que confère le nombre de gens atteints, mais dans le cas où nous sommes, les pays qui ont joué cette carte ont perdu la bataille.

Une grande partie de nos armes repose donc sur la vaccination qui se développe aujourd’hui avec les problèmes d’approvisionnement qui se font jour. Et dans ce contexte, les pseudos libertés individuelles sur la vaccination ne pèsent pas, cette liberté-là, c’est la liberté du renard libre dans le poulailler libre. Ceux qui refusent les mesures barrières et la vaccination mettent en péril la vie des plus fragiles et la vie des soignants en première ligne. Des soignants laisseront encore leur vie dans ce combat, parfois à cause de l’irresponsabilité de certains qui confondent confort individuel et responsabilité collective.

La gestion de la crise en Corse?

Nous n’avons pas encore assez exploité les opportunités que nous offrent notre insularité, et que d’autres ont su saisir: la Nouvelle Zélande, 5 millions d’habitants, a signalé un seul cas de Covid en 2 mois, la Nouvelle Calédonie a déclaré son territoire sans virus.

Les mesures sont simples et drastiques: limitation des arrivées aux motifs impérieux, test négatif pour tout entrant et sa mise en quatorzaine sur le territoire quel que soit le résultat du test.

Ces mesures ne s’appliquent toujours pas à la Corse, il faut le sens de l’anticipation et du courage politique, mais c’est bien de la vie et de la mort dont on parle.

J’ai conscience de m’exprimer là en tant que médecin, en ignorant superbement et volontairement les 2 autres sommets du triangle d’incompatibilité que je vous citais plus haut!

 

Cette crise est aussi sociale et va encore s’aggraver alors que la précarité était déjà prégnante avant l’épidémie et ses conséquences sur l’activité économique. Quelle est la situation?

La crise sociétale était déjà bien engagée l’an dernier, c’est le Covid qui a mis fin provisoirement au mouvement des gilets jaunes, et ce problème n’est toujours pas résolu, il a été laissé en suspens, il nous attend au sortir de cette crise.

L’épidémie accélère les phénomènes de pauvreté, plongeant ceux qui étaient déjà pauvres dans une détresse encore plus profonde, et faisant basculer dans la misère un certain nombre de personnes qui, jusque-là en étaient préservées.

Le voile cachant cette misère accentuée n’est pas encore levé, lorsqu’il le sera, je crains une explosion sociale de grande ampleur, car ces nouveaux pauvres auront une capacité et des moyens de révolte plus importants que celles et ceux qui survivent dans la détresse depuis plus longtemps. Et les pauvres n’auront que la rue comme espace d’expression, aucun parti politique, aucune interface sociale crédible, n’est leur voix. Syndicats, Eglises ne remplissent plus ce rôle, et où sont les intellectuels?

Que faut-il craindre?

Nous allons être confrontés d’une manière aiguë à cette révolte de la pauvreté sans avoir pris de mesures autres que celles qui prennent en charge les conséquences de la pauvreté. La prévention, les solutions de sortie de crise ne sont pas assez nombreuses. Nous aurons à faire face à la faim, aux problèmes de logement, de santé, au sauvetage des enfants en décrochage scolaire. Nombreux seront les mendiants.

Vous êtes un méthodique dans l’approche des problèmes. Que préconisez-vous?

Une seule chose: plus d’intelligence… Lorsqu’il y une diminution en Euros, il faut une augmentation en Neurones!

Nous avons à faire face à 5 grands déficits qui expliquent notre inefficacité: déficit de conceptualisation, d’organisation, de coordination, d’imagination, de mise en œuvre.

L’évaluation de nos politiques contre la pauvreté est à l’évidence mauvaise, il faut adopter l’approche systémique mobilisant l’intelligence collective. Les résultats obtenus par le groupe de citoyens tiré au sort pour proposer des mesures pour lutter contre le changement climatique en sont un exemple.

La mesure politique qui permettrait, dans une démocratie, de structurer efficacement cette lutte, est la création d’un ministère de lutte contre la pauvreté qui réunirait toutes les compétences éparses (logement, aide sociale, formation, santé, transport, emploi…) et serait chargé de développer la recherche, l’expérimentation, la valorisation de l’existant…  Actuellement, pour concevoir un plan national partiel de lutte contre la pauvreté, il nous faut réunir les compétences de 5 ministères et nommer un délégué interministériel… on ne fait pas la guerre sans ministère de la guerre, et la pauvreté nous a déclaré la guerre.

Dans ce contexte aussi lourd, existe-t-il des raisons d’espérer?

Pour faire court, vous me demandez: c’est grave docteur?

Si l’humanité est toujours présente sur la planète terre, malgré nombre de chamboulements majeurs, c’est grâce à sa faculté d’adaptation. Et cette crise nous apporte bien des signes positifs, trop peu médiatisés. Tout ne tombera pas du ciel, ni du gouvernement, bien des solutions sont imaginées et mise en œuvre sur le terrain par les citoyens eux-mêmes.

 

Des exemples?

Non exhaustifs, loin s’en faut. Les bénévoles sont en général des gens âgés, ils ont été obligés d’arrêter de fréquenter le public lors du premier confinement, parce que c’était dangereux pour eux, donc on a fait un appel à la population et on a eu plus de 380 personnes. Cela a fait un apport de jeunes bénévoles, qui parfois se sont fidélisés et qui ont amené de nouvelles façons de faire. Des projets innovants sont en cours de réalisation: restauration de rue pour les précaires, lieu de vie adapté pour les sans domicile. Je tiens à citer aussi l’implication des entreprises privées qui, de plus en plus, spontanément ou sollicitées, participent à cette lutte que trop souvent on imagine être du seul ressort des services publics: la fondation du Crédit Agricole a financé les hôpitaux de Bastia et d’Aiacciu, pour qu’ils puissent acquérir des respirateurs notamment, qui a financé aussi au niveau des offices HLM la rénovation d’un certain nombre de logements vacants car trop dégradés. C’est une action formidable. Également, les magasins Leclerc ont lancé spontanément l’opération «la touche solidaire», qui nous a permis de récolter quelques milliers d’euros. On a encore l’exemple des crowdfunding lancés par l’Université de Corse. Et des actions individuelles de voisinage, notamment dans les villages, qui ne sont pas assez valorisés.

 

On n’en parle pas suffisamment?

On a besoin de voir ce qui se fait ailleurs pour dupliquer. Je suis très confiant dans la réponse de proximité, et du génie individuel et collectif pour trouver de nouvelles bonnes réponses, celles qui correspondent aux valeurs de fraternité…

Il fallait bien lâcher le mot! •