La France souffre d’un mal profond qui a installé une sorte de nomenclatura, transversale aux courants politiques, aux fonctions ou aux grands secteurs de la société, persuadée qu’elle est de détenir la vérité alors qu’elle est souvent détachée du monde réel, ou pire, qu’elle en méprise les réalités et les aspirations pour garantir son maintien aux responsabilités.
Ce mal a notamment engendré ce que l’on appelle aujourd’hui la « crise des gilets jaunes ».
Bien sûr, il y a les tentatives de récupération politique ou de casseurs qui cherchent à profiter du chaos. Mais c’est finalement à la marge, et cela ne doit pas masquer le malaise qui est profond.
Et bien sûr dans cette colère qui s’exprime, il y a de la violence, très choquante envers les forces de l’ordre et tout ce qui représente l’autorité en général. Insultes, saccages des monuments publics et des symboles comme l’Arc de Triomphe, la tombe du soldat inconnu, les Champs Élysées ou les ministères. Cela déstabilise et plonge l’opinion dans l’inquiétude. Mais que dire de ces violences policières, souvent gratuites, de cette maman qu’on a volé à ses deux enfants, morte dans la rue, des centaines de blessés, de trop nombreux estropiés ou défigurés à vie par des tirs tendus de flahs-ball, des interpellations à l’aveugle, de l’interdiction de manifester ou même de se déplacer paisiblement dans les rues ?
Que dire aussi de ces dix morts sur les ronds-points, qui manquent définitivement à leur famille… au nom de quelle justice ? De quel ordre établi ?! Que dire du travail de non-information voire de désinformation de la part de grands médias, confortant l’idée de la « nomenclatura » ? Que dire de ces propos de responsables politiques ou de journalistes dans le déni ? N’hésitant pas à verser dans le négationnisme, comme l’épisode récent sur une grande chaîne d’information d’un journaliste qui rétorque à un gilet jaune qui évoquait l’ensemble des mensonges de l’État, «mais nooooon, arrêtez, il n’y a pas eu de conséquences de Tchernobyl en France ! » Comme il n’y a probablement pas de problème de précarité ! Comme ces propos du président de la République qui met en scène, lors d’un conseil des ministres, une réaction qui se voulait outrée au sujet de la politique sociale «mais ça coûte un pognon de dingues ! » Quelle indécence ! Quel mépris des classes les plus faibles ! La crise des gilets jaunes est un ensemble de trop-plein de tous ces dénis, ces paroles hautaines, ce manque de reconnaissance cette incapacité à apporter les bonnes réponses par incompréhension, mauvaise analyse du phénomène et, surtout, volonté de toujours frapper préférentiellement sur les grandes masses. Donc les plus faibles, car les écarts se creusent inexorablement.
Refus du dialogue in fine. Car pour dialoguer, il faut, de part et d’autre, être en capacité d’écouter, et d’aborder la discussion, non pas en voulant amener l’autre à ce qu’on avait prévu de faire : protéger le monde de la finance, mais bien au contraire rechercher ce qui le motive et qui permettrait de retrouver un juste équilibre.
C’est ce partage de la souffrance qui manque au gouvernement pour viser juste dans l’immense attente qui s’exprime depuis des semaines dans les rues. Et plus le temps passe, plus le fossé s’élargit, plus le dialogue est impossible.
Un Français sur cinq est en situation de précarité alimentaire, dans l’impossibilité de s’offrir trois repas par jour selon un sondage Ipsos-Secours paru en septembre dernier. De même, ces repas sont déséquilibrés, manquent de fruits et légumes, de poisson ou de viande. 41% ont du mal à partir en vacance, ou à avoir à accéder aux loisirs ou à la culture, 56 % parmi les plus modestes ont du mal à payer des dépenses de santé trop mal remboursées, 57 % de ces plus modestes ont du mal à se chauffer. Alors, tout simplement, peut-être faut-il revoir les priorités ? Arrêter d’incriminer les populations les plus en difficulté pour se mettre à leur écoute.
Changer la politique pour s’attaquer aux mécanismes de cette précarité et apporter des réponses plus en profondeur.
Solliciter les plus riches au profit des plus pauvres pour bâtir un nouveau modèle social, plus solidaire et plus efficace dans la déconstruction des mécanismes qui mènent à la précarité et à la pauvreté. Hélas, au vu des réactions et des déclarations tonitruantes du système en place, on en est loin, très loin.
C’est un peu comme le problème corse.
Tant que Paris restera dans le déni, il y a peu de chance d’imaginer une solution durable, juste et apaisée à cette crise des gilets jaunes.
Fabiana Giovannini.