Depuis plusieurs années, imperturbablement malgré la difficulté de la tâche, les associations humanitaires tiennent des maraudes à la frontière italienne, là où les migrants trouvent le chemin pour passer en France, et gagner ensuite l’Angleterre ou l’Allemagne de préférence. Ils sont souvent interpellés à la frontière, en opposition aux lois françaises et autres Conventions internationales sur le droit d’asile.
Nous sommes dans les Alpes, à haute altitude, il y fait très froid. Parfois on retrouve sur cette route, des personnes mortes de froid, comme ce jeune togolais il y a deux ans. Il est donc inhumain et meurtrier de les refouler car on sait qu’ils n’ont pas fait autant de kilomètres pour rebrousser chemin si près du but. Associations humanitaires comme Médecins du Monde ou Tous Migrants effectuent des maraudes pour leur porter secours, les conseiller, s’opposer aux douaniers et gendarmes qui abusent de leurs autorités et bafouent le droit d’asile. Depuis plusieurs mois, les eurodéputés Verts/ALE se relaient également pour apporter leurs soutiens aux migrants et aux associations.Dans les nuits du jeudi 4 et du vendredi 5 mars dernier, François Alfonsi était présent à la frontière entre Briançon et Montgenèvre pour veiller à l’application de leurs droits. Il nous livre ses impressions.
Comment sont traités les migrants à la frontière franco-italienne ?
Durant deux nuits, j’ai pu observer avec mes assistants Bruno Le Clainche, Claire Gago-Chidaine et Camille Mouden les conditions dans lesquelles sont traités les migrants à la frontière de Montgenèvre, et dans les deux centres d’accueil mis en place pour leur assurer un abri passager, à Oulx en Italie, et à Briançon en France.
D’après les témoignages recueillis, une vingtaine de migrants en moyenne passent quotidiennement cette frontière entre France et Italie et sont recueillis au Refuge de Briançon, simple halte avant de prendre un train quand les conditions tarifaires le permettent. Comme nous étions encore en période de vacances scolaires, et donc de trains bondés et chers, le refuge de Briançon connaissait une surpopulation importante.
Qui sont ces migrants ?
Principalement des hommes (90 %), originaires des zones Afghanistan/Iran/Irak à plus de 80 %, et de l’Afrique subsaharienne pour moins de 20 %. Les Afghans sont de loin les plus nombreux, et leur exil correspond à la situation politique là-bas qui voit les Talibans promis à prendre la tête du pays par les accords négociés avec les USA, ce qui entraîne la fuite de ceux qui, à Kaboul et ailleurs, ont apporté leur soutien aux régimes alliés des occidentaux durant les années de guerre. Ils craignent dans leur pays une situation « à l’algérienne », quand, dans les années soixante, après les accords d’Evian, ont succédé des exactions nombreuses contre les populations arabes et pieds-noirs qui avaient « pactisé ». La situation de ceux venus d’Iran et d’Irak est semblable : ils sont eux aussi avant tout des réfugiés politiques.
Dans quelles conditions s’effectuent ce passage de frontière ?
Les conditions de passage mettent très clairement en péril la vie de ces migrants. Montgenèvre est à 1800 mètres d’altitude, les températures sont très froides
(-5° C puis -2° C lors des deux nuits où j’étais présent ; mais les températures de -10 à -20° C sont fréquentes), et le point de passage routier leur étant interdit, les migrants empruntent des chemins enneigés et plongés dans l’obscurité la plus totale, particulièrement ces nuits-là qui étaient sans lune. Ils partent de la ville italienne « jumelle » de Montgenèvre, Clavière, dernier arrêt en Italie du bus qui assure la liaison régulière entre Oulx et Briançon. Leur périple à pied, avec bagages et enfants, parfois même des personnes âgées, prend plus de deux heures dans le froid, la neige, l’obscurité, avec le risque de se perdre. Ils sont guettés aux différents points d’arrivée par les policiers et les gendarmes, dont ils se cachent en restant immobiles dans le froid. Quand ils les appréhendent, les policiers les amènent au poste frontière de la PAF, puis les refoulent en Italie en appelant les carabinieri qui viennent les récupérer et les ramènent à Oulx. D’où ils repartiront systématiquement les jours suivants.
Comment s’est passé votre maraude ?
Le premier soir, nous étions accompagnés d’une représentante du collectif d’associations qui se mobilisent pour apporter une aide humanitaire. Avec elle, nous étions cinq dans mon véhicule. Nous nous sommes approchés du poste frontière de la PAF. Pendant qu’elle nous donnait des explications à la sortie de notre voiture, six gendarmes nous ont rejoint pour un contrôle d’identité. De là où nous étions, nous avons vu arriver le bus Oulx-Briançon que les gendarmes ont fait stopper. Un passager a été aussitôt amené dans les locaux de la PAF. Il a été refoulé, remis aux autorités italiennes.
Y a-t-il eu des incidents ?
Le lendemain, Salima Yenbou, députée européenne EELV, et Thomas Dossus, sénateur écologiste, étaient présents eux aussi. En arrivant à Montgenèvre, nous avons été réceptionnés par deux véhicules de l’organisation Médecins du Monde. Une certaine tension régnait avec les gendarmes qui avaient verbalisé trois d’entre eux au prétexte que leur attestation de couvre-feu avait coché la case n° 1 au lieu de la case n° 3, justifiant ainsi une amende de 135 euros chacun, et même un constat de « récidive » pour l’un d’entre eux qui était donc justifiable de plusieurs milliers d’euros d’amende. Le ton est monté alors que les représentants de l’association lui faisaient lire les directives ministérielles qu’ils avaient appliqué en cochant la case n° 1. Un recours doit être porté au tribunal pour obtenir l’annulation des contraventions. Sauf que Médecins du monde a été verbalisé abusivement plusieurs dizaines de fois en quelques jours, avec autant de recours à suivre, le plus souvent infructueux.
En les pénalisant financièrement, la gendarmerie se rend coupable d’un véritable harcèlement. J’ai protesté énergiquement auprès de la Préfète des Hautes Alpes qui nous a été présentée comme leur responsable décisionnelle. Elle m’a répondu qu’elle ne faisait que veiller au respect du couvre-feu et a invité à faire un recours auprès du Procureur de la République près le Tribunal judiciaire de Gap. Cette réponse kafkaienne, procédurale et surréaliste, est un révélateur du mépris des autorités pour ces militants humanitaires et de la volonté de harcèlement à leur encontre.
Quelles sont les conséquences de ces tensions ?
Le zèle de la PAF et des compagnies de gendarmerie de Montgenèvre crée un climat anxiogène qui pousse les migrants à prendre de grands risques lors de la traversée du col entre Clavière et la station française. Eu égard au froid intense, à l’obscurité totale et donc au risque de s’égarer, à la présence d’enfants et de vieillards, à la nécessité de charrier d’importants bagages dans la neige et sur la glace, je considère que la vie de ces personnes est délibérément mise en danger. Plusieurs cas de situations très graves nous ont été signalées, dont les victimes n’ont pu être toutes sauvées par les médecins qui se mobilisent sur le site pour leur porter secours. La première nuit, lors des échanges que j’ai eus avec le responsable de la PAF, celui-ci m’a assuré que ces propos étaient exagérés. Les témoignages très précis de Médecins du Monde sur des cas qu’ils ont rencontré ou documenté contredisent cette assertion.
D’ailleurs, lors de son tour de maraude, ma collègue Michèle Rivasi a dû s’interposer pour éviter qu’une afghane et son bébé de 4 mois ainsi que son petit de 3 ans ne soient refoulés. Finalement, elle a pu les faire hospitaliser alors qu’ils étaient transis de froid.
Vous avez visité également avec Salima Yenbou le refuge d’Oulx en Italie, est-ce aussi tendu ?
Non. Incomparablement plus grand et mieux installé que celui de Briançon, il nous a été confirmé que grâce à des dons ils contribuaient à l’équipement en chaussures adaptées et en vêtements chauds des migrants avant qu’ils ne partent. Ils nous ont aussi informé d’un comportement très responsable de la police italienne qui coopère avec le refuge pour que nul ne reste la nuit sans abri dans le froid et la neige. L’attitude des autorités italiennes contraste singulièrement avec celle des autorités françaises.
La famille afghane que nous avons rencontrée à son arrivée au refuge de Briançon le second soir, avec un bébé dans les bras, nous a affirmé avoir été refoulée deux fois avant de réussir à passer à leur troisième tentative ce soir-là. Ainsi les statistiques officielles brandies devant la presse par le Ministre de l’Intérieur comptabiliseront 12 refoulements à leur propos, alors qu’en réalité il n’y en a eu aucun puisque ces personnes sont finalement passées d’Italie en France. Tout cela est profondément dérisoire et ridicule. J’ai le sentiment d’avoir fait un voyage en Absurdie, sorte de royaume bête et méchant d’un Roi Ubu des temps modernes.
Où vont ces afghans après leur passage en France ?
Les migrants afghans, qui appartiennent au groupe de loin le plus nombreux, quitteraient Briançon et la France très rapidement pour gagner le Royaume Uni ou l’Allemagne, où des parents les attendent, et où ils pourront instruire des dossiers de réfugiés politiques pour lesquels ils remplissent manifestement toutes les cases. Que gagnent les autorités françaises, si ce n’est le déshonneur, à leur faire mettre en péril leur vie et celle de leurs familles dans les Alpes, alors que la France est intervenue militairement durant de longues années en Afghanistan, contribuant à générer l’obligation de partir de leur pays pour des milliers d’Afghans qui les ont soutenus durant cette guerre désormais perdue contre des talibans ?
Quel ressenti avez-vous de cette expérience ?
Le nombre, l’abnégation et la résilience admirables des dizaines de bénévoles qui chaque nuit depuis des années, malgré le froid, malgré le harcèlement des forces de l’ordre, malgré les épreuves physiques et morales, maintiennent une présence humanitaire qui sauve l’honneur du pays. Dans le refuge de Briançon ils sont des dizaines à se relayer, apportant réconfort et services : confection et distribution de repas chauds, propreté des lieux, assistance sanitaire par les médecins volontaires, etc. Briançon a la fierté de pouvoir déclarer que pas un de ces migrants ne dort dans la rue, et la mobilisation collective, chiffrée à 2000 contributeurs sur 12.000 habitants, donne une âme nouvelle à cette ville frappée par une crise économique profonde (fermeture des garnisons, endettement colossal). Je suis scandalisé que les pouvoirs publics n’adressent que mépris et hostilité à ces populations généreuses.
Pour conclure je leur dédie ces paroles de l’hymne d’un peuple montagnard voisin, les Allobroges de Savoie :
« Allobroges vaillants, dans vos vertes campagnes,
Accordez-moi toujours, asile et sûreté.
Car j’aime à respirer, l’air pur de vos montagnes,
Je suis la Liberté, LA LIBERTE ! » •