Manifeste de la ligue des droits de l’Homme Section Corse

Pour une Corse de la fraternité

« Nous sommes des milliers de Corses à nous mobiliser quotidiennement et à nous engager dans des solidarités possibles. Nous agissons dans des associations, des syndicats, des tiers-lieux, des clubs sportifs, des foires rurales, des mutuelles, des rencontres, des festivals… Nous pratiquons l’entraide et la convivialité, le partage avec l’autre et le don de soi. Nos actions créent de l’espace public et génèrent de la citoyenneté sociale.

Nos solidarités sont confrontées à de mauvaises agitations qui fragilisent notre société. Le rejet de l’autre, la xénophobie sont mis en slogans à coups de tags sur les murs et de messages haineux sur les réseaux sociaux. Une nouvelle étape semble franchie avec des bombages antisémites, avec des rassemblements ciblant certains quartiers et terrorisant les personnes d’origine immigrée qui y vivent.

Ces dérives inquiétantes se nourrissent de souffrances sociales et de peurs face à notre devenir collectif. Des idéologues du pire s’en saisissent et les traduisent en guerre des pauvres contre d’autres pauvres et en conflits d’identités. Ils rejettent la communauté de destin et revendiquent une pureté identitaire au nom d’une identité mythifiée. Nous appelons à ne pas se projeter dans une société repliée sur elle-même.

La Corse ne vit pas recluse. Nous habitons un monde incertain où les crises se multiplient, s’accélèrent et se nouent entre elles. Nous n’échappons pas à ce changement d’époque. Nous sommes confrontés ici comme ailleurs aux mêmes problèmes face à la dégradation de l’environnement et au cynisme économique. Notre société se fracture sous le poids des inégalités et doute de sa capacité à maîtriser son destin. Nous vivons des temps d’inquiétude et la société humaine est ébranlée. En Corse comme ailleurs, la fraternité est menacée.

 

La recherche de boucs émissaires et de réponses autoritaires sont des leurres qui nous empêchent de penser ce nouveau monde et ses conséquences en Corse.

Pouvons-nous ignorer que les évolutions en Corse sont animées par une soif illimitée du profit et de l’argent à tout prix. Beaucoup d’entre nous ont combattu et continuent à se battre contre un projet de dé-sanctuarisation de la Corse, associé à une économie de résidence, et présenté dès les années 2000 comme le seul devenir possible pour notre société.

Ce projet de dérégulation s’est depuis imposé dans notre réalité faisant de la spéculation le moteur de notre développement. Et tant pis pour celles et ceux, de plus en plus nombreux, qui ne peuvent pas suivre. Ils ont du mal à se loger, à se nourrir, à se soigner ou à s’installer et à vivre dignement de leur travail. Une vie précaire faite de privations s’impose comme leur seul horizon. De quoi se taper la tête contre les murs de la pauvreté.

Cette « loi » du profit illimité signifie aussi le sacrifice de notre espace public et par voie de conséquence, elle rend de plus en plus difficile notre citoyenneté politique et sociale comme notre capacité d’émancipation individuelle et donc collective. Du reflux des mobilisations sociales à l’abstention, le découragement et la débrouille ont gagné du terrain et le projet d’une communauté de destin semble n’être plus qu’un slogan creux et vide, laissant le champ aux démagogies xénophobes.

 

« È puru simu quì ». Il existe une communauté de destin qui résiste. Nous sommes riches d’une civilité fondée sur l’hospitalité, l’entraide, les échanges, le commun, et qui se vit simplement dans le plaisir partagé de se dire bonjour quand nos chemins se croisent ou dans l’attention que nous portons auprès de celle et de celui qui a besoin de réconfort a contrario des solitudes « modernes » qui nous égarent.

Nous sommes riches de la langue corse qui doit s’affirmer comme un bien commun partagé par le peuple corse. À ce jour, elle demeure marginalisée faute d’être reconnue en droit. Nous aspirons à une société bilingue. Notre capacité à accueillir d’autres langues, une autre de nos richesses, sera alors confortée.

Nous sommes les héritiers d’histoires mêlées porteuses de plusieurs cultures religieuses : de longue date, avec l’essor progressif des cultures chrétiennes, puis les cultures juives notamment à partir de la fin du XIXe siècle, plus récemment les cultures arabo-musulmanes, à la suite de la décolonisation et des migrations qui lui succèdent. Nous sommes riches de cette diversité et du droit à la liberté de conscience.

Nous sommes riches aujourd’hui du travail quotidien d’hommes et de femmes venus de l’étranger, qui contribuent à l’économie de la Corse dans de nombreux secteurs, les services à la personne, l’agriculture, le commerce, le bâtiment, le travail social, la santé, le tourisme…

Nous partageons les valeurs de l’Université – « l’universalité, l’ouverture et l’accueil, la libre et féconde circulation des savoirs, celle de l’esprit et des Lumières », rappelées par plusieurs dizaines de présidents d’université dont celui de l’université de Corse, lorsqu’ils se sont opposés aux mesures indignes de la loi « immigration-asile » visant les étudiants étrangers.

 

Uspitalità, aiutu, agora, cumunu, bislinguìsimu, diversità, universalità contru à a lege di u più forte. Il ne s’agit pas d’une rente mais d’un patrimoine humain à préserver, à restaurer et à adapter aux défis de notre temps. Le moment est venu de rafraîchir notre humanisme en rassemblant per un riacquistu di a fratellanza, les personnes qui résident ici durablement, quels que soient leur lieu de naissance ou leurs origines. Car tant que nous ne pourrons pas pleinement partager ici l’humanité dans sa diversité, nous perdrons un peu plus de notre capacité à faire la Corse.

Paraphrasant le poète, nous rappelons un constat d’évidence qui s’impose de tout temps :

« Certains croient au ciel, d’autres n’y croient pas
Quand l’injustice fait la loi, fou celui qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles au cœur du commun combat ».

Nous invitons chacune et chacun à être la gardienne ou le gardien de notre commune humanité en œuvrant ici et maintenant pour une Corse vivante et fraternelle. » •

Ligue Corse des Droits de l’Homme / Aiacciu – Bastia, 21 avril 2024