« Développer des alternatives au niveau local pour construire une souveraineté territoriale ». Ce débat ouvrait l’Université d’été R&PS avec Julien Milanesi, socio-économiste, chercheur à l’Université de Toulouse (en visio), Beñat Molimos, président de Euskal Herriko Laborantza Ganbara (chambre d’agriculture Pays Basque), Marion Pichery, de la coopérative énergétique basque Enargia, et Xebax Christy, président de l’association Euskal Moneta, la monnaie locale basque.
Le peuple basque est un peuple ingénieux qui sait transcender ses différences pour se rassembler autour de projets d’intérêt collectif. Iparralde, le Pays Basque Nord qui n’existe même pas sous la forme d’un département français, aspire à une reconnaissance institutionnelle propre. Pour braver les interdits d’un jacobinisme obtus, il construit des alternatives à chaque besoin ressenti au sein de la société basque.
Julien Milanesi salue le « pouvoir d’agir du mouvement alternatif » qui ne relève pas seulement d’une spécificité locale mais « d’une forme de l’économie sociale ».
Définie comme « une démarche collective de personnes qui s’auto-organisent afin de répondre à leurs besoins à court terme et transformer la société à long terme » elle fait de « l’activité économique un outil de transformation sociale ».
Dès 2010 fleurissent des structures communes issues de la société civile, « une sorte d’écosystème d’organisations » se met en place : ELB syndicat paysan donne naissance à la chambre d’agriculture Pays Basque, puis la monnaie locale est créée, et le domaine de l’énergie est investi pour défendre à la fois l’économie et l’environnement, et un « écosystème » plus large encore se développe dans le monde linguistique et culturel.
Julien Milanesi est fasciné par cette construction et par la conscience de « garder le cap », pour ne pas basculer du côté du marché ou du côté de l’État. La solidarité est essentielle : « on accepte un panier Amap sans savoir ce qu’il y a dedans, on achète avec la monnaie locale », bref, adhérer massivement à ces alternatives signe la réussite collective.
« Le projet politique est basé sur l’abertzalisme, le coopérativisme, l’altermondialisme, l’écologisme » et s’articule avec les mouvements de lutte, quels que soient leurs antagonismes, et ça fonctionne ! « La pratique crée la conscience » dit Julien Milanesi : « il faut libérer le Pays Basque de ses chaînes, et c’est d’abord en le construisant qu’on va le libérer… Petit à petit la nouvelle société va grignoter l’ancienne en créant des réseaux publics ». Des alliances, des liens se font entre l’écosystème et des acteurs de terrain, commerçants, artisans, population, avec toujours cette vigilance : « éviter le basculement vers le marché ou vers l’État ».
Beñat Molimos, président de Euskal Herriko Laborantza Ganbara, la chambre d’agriculture Pays Basque, illustre cette ambition au niveau agricole. L’identité basque n’avait aucune représentation au sein de la chambre d’agriculture départementale de Pau où la FNSEA majoritaire prenait toutes les décisions au mépris de ses intérêts : 60 à 70 % d’éleveurs, dans de petites fermes (3.800). Un syndicat agricole est alors créé, ELB, branche de la Confédération paysanne, auquel se sont fédérés toutes sortes d’associations pour soutenir les exploitations, avec la volonté de créer une chambre d’agriculture propre au Pays Basque.
Parallèlement, une plate-forme (Batera) rassemble tous les acteurs de la société civile avec quatre revendications : la chambre d’agriculture du Pays Basque, seule démarche aboutie à ce jour, la cooficialisation de la langue basque (soutien aux ikastolas et à leur fédération Seaska…), une université pour le Pays Basque Nord (car tout dépend de Pau), un département basque pour y prendre des décisions politiques propres au territoire. Pour pallier à cette dernière revendication, une communauté d’agglomération du Pays Basque est créée en 2017 rassemblant toutes les communes d’Iparralde.
Manifestations et actions de toutes sortes, Batera est très active sur le terrain.
En 2001 pour les élections à la chambre d’agriculture départementale, ELB base sa campagne sur la création d’Euskal Herriko Laborantza Ganbara. Les élections sont gagnées. Et dans la foulée, en 2005, EHLG est créée. « Il a fallu dépenser beaucoup d’énergie aux procès et aux nombreux obstacles dressés par l’État (attaques des subventions de communes, plainte en justice du préfet). Mais tous les procès ont été gagnés. Ces victoires nous ont apporté une énorme légitimité. La mobilisation a été extraordinaire » explique Beñat Molimos.
EHLG représente 1,5 M€ de budget et 20 salariés (450.000 € de budget et 2 salariés la 1re année) et traite de tous les sujets qui touchent à l’agriculture : suivi des politiques agricoles (PAC), travail sur la valeur ajoutée (13 démarches collectives), installation et transmission des fermes, travaux de montagne… « Euskal Herriko Laborantza Ganbara est la référence dans le domaine agricole ».
Ses défis désormais : « changement climatique, relocaliser la production de notre territoire pour assurer la souveraineté agricole et alimentaire du Pays Basque, s’organiser au niveau politique : opportunité de la communauté d’agglomération du Pays Basque : travailler à la mise en place d’une politique agricole et alimentaire. »
Marion Pichery, coopérative énergétique basque Enargia, explique cet autre exemple d’alternative, dans le domaine de l’énergie « portée par deux structures : I-ENER pour le développement de la production d’électricité au Pays Basque Nord, et ENARGIA, le fournisseur ».
Jusqu’ici l’énergie était un domaine d’experts, sans consultation des citoyens, obéissantr à la logique des lois du marché, avec des prix déconnectés du coût de l’électricité, qui explosent sous l’influence des évènements.
La démarche a permis la « reprise en main du sujet de l’énergie par et pour les citoyens » avec le développement en circuit court : « ils prennent des actions dans la société de production pour participer aux projets et en bénéficier ».
I-ENER compte trois salariés et développe des toitures et fermes photovoltaïques, et des centrales au sol sur d’anciens sites d’enfouissement.
ENARGIA, créée en 2018 compte aujourd’hui 5.000 clients, 1.000 sociétaires, 6 salariés. C’est une coopérative d’intérêt collectif impliquant salariés, bénéficiaires, entreprises, porteurs de projets. Elle donne des agréments fournisseurs, et a fait le choix de ne fournir que les clients du Pays Basque.
I-ENER ne produit que 2 % de ce que vend Enargìa. D’autres producteurs de parcs solaires, d’énergie éolienne ou du parc hydraulique suppléent. Mais avec plusieurs freins : l’énergie aléatoire des EnR, les habitudes des usagers à changer (maîtrise énergétique), les difficultés du stockage, la question foncière aussi. Il faut faire de la pédagogie pour que les citoyens s’approprient les choix énergétiques. La démarche se construit patiemment.
Xebax Christy, président de l’association Euskal Moneta, présente un autre outil de solidarité indispensable : la monnaie locale basque, l’eusko.
Lancé le 31 janvier 2013, elle est portée par une charte d’engagement en faveur de la langue basque, de la solidarité avec les producteurs locaux, de la lutte contre l’agriculture industrielle et hors sol, et contre les entreprises qui endommagent l’environnement ou portent atteinte aux droits sociaux.
« L’Eusko doit être utilisé de manière massive pour se développer et parvenir à transformer la société. » C’est un défi qui reste à relever, mais la démarche est encourageante.
Son principe : 1 eusko = 1 euro. Les citoyens changent leurs euros en euskos pour consommer auprès des entreprises et producteurs qui sont dans le réseau. Cela permet « l’ancrage de la langue basque (signalétique bilingue, soutien apporté, cours de basque pour l’accueil au public), la monnaie aide à identifier le territoire ».Cela permet aussi une solidarité avec les associations locales : « quand on change 100 euskos, 3 sont versées aux associations du réseau » : 315.000 euskos ont été distribués à 70 associations (qui travaillent sur l’écologie, en faveur de l’agriculture paysanne ou de la langue et de la culture).
Actuellement, 4 M d’euskos sont en circulation. 500.000 en billets, 3,5 M en numérique. 1.400 professionnels y adhèrent, et l’eusko circule sur les 158 communes du territoire.
La réflexion a commencé en 2011 après étude des monnaies locales en Europe et un travail de socialisation pour faire entrer les associations du territoire dans la démarche. Elles sont neuf à défendre les valeurs du projet et des dizaines de bénévoles travaillent pour l’eusko.
La réussite repose sur « la volonté d’en faire un succès populaire. »
Il faut surmonter des freins au niveau légal : une municipalité ou une communauté de communes ne peut pas avoir de compte dans cette monnaie, ce qui complique son utilisation. Un gros travail est à faire auprès de l’État avec le soutien du mouvement SOL (soutien aux monnaies locales en France). Dans certains domaines (transports, énergie…) la monnaie locale n’est pas autorisée : il y a besoin d’ouvrir son utilisation.
Besoin aussi de travailler sur un fonds de garantie pour permettre de financer des projets (I-ENER par exemple). Enfin parmi les prochains défis, celui d’étendre l’Eusko au Pays Basque Sud (actuellement en expérimentation sur une partie du territoire).
La motion finale du Congrès R&PS a salué ce « remarquable “écosystème”, associatif, coopératif et alternatif, développé par les militants abertzale autour des thèmes essentiels à l’avenir du peuple basque : enseignement immersif en langue basque Seaska, chambre d’agriculture basque créée à Bayonne comme alternative à la chambre départementale basée à Pau, monnaie locale basque eusko, énergies renouvelables, associations pour l’accès au logement malgré la spéculation foncière, etc. Ce tissu dense et entreprenant fait la vitalité de la revendication abertzale pour construire un autre avenir au Pays Basque Nord.
Il est à la base des progrès politiques enregistrés sur ce territoire, dont l’élection de Peio Dufau comme député a été l’expression. » •