Le nationalisme corse contemporain a déjà plus de 60 ans. Il est ressuscité de l’histoire par une formidable prise de conscience de sa jeunesse dans les années 60 juste un peu avant la période du Riacquistu. Et chaque génération depuis a joué un rôle fondamental dans l’affirmation de l’esse corsu. Ce dossier en rappelle les grandes évolutions pour permettre à la jeunesse d’aujourd’hui de se reconnaître dans cette volonté d’être et de le revendiquer collectivement. Plus encore, il souhaite lui donner la parole pour qu’elle éclaire de ses propres perspectives les enjeux actuels.
A giuventù hè a nostra forza è u nostr’avvene. Dèmuli fede è fiatu.
Comment a vécu la jeunesse corse du XVIIIe siècle l’affirmation de son existence et de son avenir en tant que peuple ? Les moments ont dû être bouleversants pour les jeunes de l’époque qui se pensaient irrémédiablement soumis au joug génois et qui subitement voyaient s’ouvrir des horizons de liberté et de dignité. U babbu di a Pàtria, Pasquale Paoli, avait un souci éminent pour la jeunesse de son pays. Il avait une volonté farouche de la former et de lui donner les moyens de raisonner par elle-même pour prendre le relais des générations. N’est-ce pas l’affirmation d’un peuple vivant ?
Il a donné une Université et tous ses moyens de fonctionnement à la jeunesse. Plus tard, au moment de rendre son dernier souffle, il l’a rendu héritière de ses biens pour qu’elle s’empare de l’histoire qu’il a écrite avec ses contemporains, et puisse faire vivre la Corse comme Jean-Jacques Rousseau1 l’avait imaginé : une petite île qui étonnerait l’Europe…
Deux siècles plus tard, de jeunes étudiants corses à Paris, Nice, Aix ou Marseille, se posaient des tas de questions. On leur avait dit, l’avenir est en France, faîtes y vos études, épanouissez-vous professionnellement, en Corse aucune chance de vivre une vie digne…
Le salut était dans l’exil déjà depuis des décennies. Lorsqu’ils pouvaient partir, ces jeunes étaient la fierté de leurs parents et de leurs villages. Le symbole d’une réussite !
Une fois posé le pied en France, ils se rendirent vite compte que quelque chose n’allait pas. Routes et infrastructures dignes de ce nom, bâtiments modernes, grandes écoles, universités, aéroports… pourquoi la Corse n’y avait-elle pas droit aussi ? L’électricité peinait à gagner les villages, des enfants vivaient encore nus pieds…
Max et Edmond Simeoni suivirent des études de médecine. Avec les moyens dont bénéficiaient les régions sur le Continent, la population avait droit à la pointe des technologies et des avancées en la matière, pourquoi la Corse en était-elle exclue ? 60 ans plus tard, elle est la seule région en France qui ne compte toujours pas de CHU !
D’un point de vue économique, les discriminations étaient encore plus flagrantes, du fait du manque d’infrastructures pour combattre les distances. La continuité territoriale n’existait pas, la Corse subissait de plein fouet l’insularité. Sans parler de son retard accumulé par la loi douanière qui a ruiné son économie agro-sylvo-pastorale durant près d’un siècle (1818-1913).
Le Mouvement du 29 novembre nait en 1959 regroupant des socioprofessionnels. Il prône l’idée que « à situation géographique particulière », il fallait « des dispositions légales particulières ». Plusieurs démarches du genre (DIECO, défense des intérêts économiques de la Corse) n’aboutissent pas davantage pour se faire entendre.
Au moment du rapatriement des Français d’Algérie et de son indépendance en 1962, la jeunesse corse restée au pays voit aussi nombre de colons s’installer dans l’île, bénéficier de moyens généreux et structurants pour bâtir et rendre la terre fertile quand on lui affirmait depuis des décennies qu’elle n’était qu’un caillou… Pourquoi les jeunes corses n’y avaient-ils pas droit ?
L’État Français contraint de quitter l’Algérie voulut par contre se rabattre en Corse, dans le massif de l’Argentella, pour effectuer ses essais nucléaires avec l’affirmation qu’il n’y avait nul danger… Heureusement, toujours grâce en partie à la jeunesse corse qui avait vu ailleurs dans le monde ces dangers, la Corse se mobilisa pour l’empêcher !
En 1964, Max Simeoni, Paul Marc Seta et quelques socioprofessionnels créent le CEDIC, Comité d’Études et de Défense des Intérêts de la Corse. Il revendique déjà à l’époque un statut fiscal avec notamment l’obligation non seulement de respecter les dispositions de l’arrêté Miot de 1801 et du décret Impérial de 1811, mais d’en accepter au sens large l’application, à savoir la suppression de toutes taxes et contributions indirectes. Une large mobilisation se fait d’ailleurs pour la suppression de la vignette automobile jugée illégale.
Dans la publication d’un Manifeste, le CEDIC revendique l’autonomie pour « la sauvegarde de l’ethnie corse ». Un document visionnaire qui pose déjà toutes les données du problème corse : menace de disparition, spoliation, colonisation, décorsisation, racisme anti-corse, centralisme, droits imprescriptibles, solution politique pour répondre à un problème politique…
La jeunesse fait entendre sa voix sous différentes formes et démarches qui naîtront dans cette période, l’Union Corse l’Avenir (1963), le Front Régionaliste Corse (1966), u Partitu di u Populu Corsu (1973), A Chjama di u Castellare (1973)… Dans la clandestinité aussi émergent des petits groupes, Fronte Paisanu (1973), Fronte Paisanu di Liberazione (1974), Ghjustizia Paolina (1974)… et toutes sortes d’initiatives sur le plan social, culturel, économique, politique. Même chose pour la langue et l’identité profonde que tous vivaient au sein de leur village et de leurs villes qui commençaient à subir les mutations du tourisme à ses balbutiements faisant percevoir les dangers d’une disparition programmée.
Exclue de la loi Deixonne en 1951 (qui donnait un statut facultatif aux langues régionales exceptée à la langue corse), les jeunes corses vivent mal le mépris de l’État vis-à-vis de leur langue et de leur culture. Scola Corsa di Corti est créée par Jean-Baptiste Stromboni en 1971 et sous l’égide de Charles Castellani, Scola Corsa di Bastia créée la même année mène une campagne acharnée jusqu’en 1972 pour arracher cette intégration de la langue corse à la loi Deixonne. Mais le bouillonnement culturel du Riacquistu exige plus désormais. La réouverture de l’Université et le bilinguisme.
On assiste à une véritable éclosion culturelle. La langue, les chants avec multitudes de groupes polyphoniques, les danses et musiques à danser, le théâtre, la littérature, le cinéma… et bien plus encore ! Beaucoup de jeunes ne veulent plus partir. Beaucoup veulent même revenir, tout quitter d’une vie professionnelle bien faite pour occuper des terres en Corse, devenir agriculteurs, artisans, faire renaître les savoir-faire, innover, vivre de la Corse et pour la Corse. C’est un bouillonnement d’idées, d’initiatives, d’envies, de projets et de réalisations ! L’Università d’Estate naissent en 1973 et le combat pour la réouverture de l’Università Pasquale Paoli aboutira en 1981 après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République.
C’est dans ce cumbugliu que naît ARRITTI sous l’impulsion encore de Max Simeoni, le 8 décembre 1966, avec pour intitulé alors : « Journal de la jeune Corse, hebdomadaire de défense des intérêts insulaires ».
L’année suivante, l’ARC est créé, le 13 août 1967 à Vizzavona, Action Régionaliste Corse, il conservera son sigle mais deviendra en 1973 l’Azzione pè a Rinàscita di a Corsica, reprenant de manière plus politiques les revendications de base, peuple corse, autonomie, langue et culture, statut fiscal… L’ARC crée un véritable engouement dans la jeunesse entraînant un sursaut patriotique par ses actions et ses revendications.
En 1971, il dénonce le rapport de l’Hudson Institute commandé par la Datar (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale), rebaptisé par les militants « schéma de déménagement des Corses » qui prévoit l’implantation de 250.000 lits pour touristes dans une population alors de 160.000 habitants !
En 1972, les jeunes Corses font résonner le Diu Vi Salvi Regina à Paris, lors de la finale de coupe de France du Sporting Club de Bastia contre l’Olympique de Marseille.
En 1972-1973 encore, la jeunesse s’implique fortement avec ses aînés dans la lutte contre les Boues Rouges de la Montedison, le peuple est dans la rue, on frôle l’insurection. Pendant que les premières actions clandestines retentissent, le plasticage du bateau de la Montedison met fin à ce scandale environnemental.
Le 19 août 1973, Max Simeoni signe un éditorial dans ARRITTI : « Je suis un nationaliste corse… j’ai le sentiment d’appartenir à un peuple qui a un territoire, une histoire, une langue… comme tout ce qui vit, il a droit au respect et à la vie… L’État-Nation français doit donc réparer Ponte Novu, reconnaître le Peuple Corse et lui donner les garanties pour son avenir… »
L’ARC publie « Autunumia » en 1974 (il sera réactualisé par l’UPC en 1991). Le point d’orgue de son action seront les évènements d’Aleria, le 22 août 1975 où une poignée de militants autour d’un leader charismatique, Edmond Simeoni, occupe une cave viticole d’un rapatrié d’Algérie qui pratiquait la chaptalisation (sucrage) du vin et les chèques de cavalerie, tout un symbole des injustices dont sont victimes les jeunes Corses qui ne peuvent pas s’installer sur leur terre pour vivre de leur labeur.
Le drame humain qui s’ensuit révèle au monde la réalité du « problème corse », une autre phase de l’histoire du nationalisme s’ouvre. L’ARC est dissoute, Edmond Simeoni risque la peine de mort, la répression s’abat sur l’île.
Les militants créent l’Associu di i Patriotti Corsi pour affronter le procès. Les journées Isula Morta se multiplient.
Le 5 mai 1976, de jeunes Corses créent le FLNC, Front de Libération Nationale de la Corse. À partir de là, le nationalisme n’a pas que l’État comme ennemi, il a aussi ses propres fractures et divisions. Autour de la lutte armée, des générations entières de jeunes corses sacrifieront leur liberté et parfois leur vie à leur idéal de nation corse.
L’APC apporte la preuve balistique que la mort des gendarmes à Aleria a été causé par des erreurs de tirs de policiers camouflés dans les vignes… Edmond Simeoni est condamné à 5 ans d’emprisonnement pour « trouble à l’ordre public ». Le 22 août 1976, un an après Aleria, le premier congrès de l’APC réunit 6.000 personnes. Dans la nuit, c’est l’affaire d’Aghjone. Max Simeoni plastique à visage découvert une cave viticole pour dénoncer la mise en place de polices parallèles par le préfet Riolacci. Il prend le maquis et ne se constituera prisonnier qu’au départ du préfet. L’État ne le poursuivra jamais pour ne pas mettre davantage le doigt sur le scandale et lui donner un retentissement international préjudiciable pour lui.
Car l’ARC s’est investi dès les années 70 sur le plan international, recherchant la solidarité et la force collective des autres combats de libération en Europe (l’Alliance Libre Européenne (ALE) sera créée dans cette foulée en 1980 ; la fédération Régions et Peuples Solidaires quelques années plus tard en 1994).
Avec la libération d’Edmond en janvier, le 17 juillet 1977 l’Unione di u Populu Corsu est créée. Le mouvement s’affiche clairement pour la reconnaissance constitutionnelle du peuple corse et un statut d’autonomie interne complète et prône la démocratie comme objectif et comme moyen de lutte jusqu’à l’obsession, nourri par l’expérience que rien ne peut être pire pour la cause nationale que l’affrontement entre Corses. Les congrès de l’UPC brassent des milliers de jeunes enthousiastes.
Pendant ce temps, d’autres jeunes structurent la LLN (Lutte de Libération Nationale) qui pose comme principe que le colonialisme ne permet pas une vraie démocratie et que donc l’efficacité pour la libération nationale impose d’user de tous les moyens, même non démocratiques. Le Muvimentu Corsu per l’Autodeterminazione est créé en 1983. Puis la Cuncolta Naziunalista en 1987, puis Corsica Nazione (qui récupère le sigle d’une politique d’Unione avec l’UPC en 1998. Corsica Lìbera sera créé en 2009). Dans la foulée de la création du FLNC, se crée aussi divers « contre-pouvoirs » syndicaux et associatifs : le STC, la FCCA, l’APC, le SCA, la CSC, le SCI, le SPC, etc.2
Les nationalistes Corses, et particulièrement les jeunes sont écartelés entre deux tendances. L’autonomisme qui prône la « voie démocratique », la LLN qui prône l’indépendantisme et le droit d’agir sur tous les terrains de lutte avec une clandestinité omniprésente.
Les années 80-90 sont rythmées par les divisions-recompositions de la LLN dans ses mouvements publics comme clandestins, et par une politique d’État extrêmement perverse jouant sur ces divisions, notamment dans la clandestinité.
Plusieurs politiques d’unione verront le jour aussi dans ces années usant les nerfs des militants, au premier rang desquels, la jeunesse, sur fond davantage de rapports de forces que de fratellanza (MCA-UPC, Avvene Corsu, Unione Naziunale, Corsica Nazione). Pourtant, le nationalisme a progressé à chaque fois que ces politiques étaient possibles, notamment dans les urnes, créant l’espoir d’une entente qui imposerait pour le coup un rapport de forces positif avec l’État.
L’autonomisme a failli disparaître avec le dynamisme de la LLN qui attirait la jeunesse par son combat de libération et le mythe du machjaghjolu. Il s’est alors restructuré progressivement à travers différents mouvements, pendant que ceux de la LLN se déchiraient après avoir touché les limites de la lutte armée : les dérives de l’impôt révolutionnaire, les assassinats et leurs revendications, la haine jusqu’à l’autodestruction, les confusions avec des dérives mafieuses de plus en plus prégnantes sur la société… Toute une génération de jeunes corses est sacrifiée, jusqu’à culminer dans l’affrontement entre nationalistes, des dizaines de morts et de laisser pour compte, des centaines d’années de prison distribuées en 30 ans de lutte armée, des scissions, des recompositions avant que ne vienne l’apaisement et l’idée d’aggiornamento. Le FLNC prononce son auto-dissolution en juin 2014. Mais l’indépendantisme n’est jamais parvenu à faire oublier les années noires et aujourd’hui encore peine à s’organiser.
Pendant ce temps, l’UPC affaibli à la fin des années 1990 a fusionné avec un mouvement issu de la LLN qui a justement fait son aggiornamento, Scelta Nova, puis avec un autre également issu de la LLN, Mossa Naziunale… pour former à l’orée des années 2000 le Partitu di a Nazione Corsa avec en fond de discours l’idée d’un grand parti démocratique à tendances. Les jeunes sont séduits. D’autant que le fond idéologique aussi a évolué, en communiquant mieux sur la notion d’autodétermination compatible avec l’autonomie prônée dès les années 70 et la solidarité avec les combats de libération en Europe et dans le monde.
Parallèlement naissait un autre mouvement à partir de la percée aux municipales de Bastia de 2008, prélude à la victoire historique de 2014, Inseme per Bastia donnant naissance à Inseme pè a Corsica, là encore attractif pour la jeunesse à travers notamment son leader charismatique Gilles Simeoni. La fusion de ces deux courants de l’autonomisme corse, promises en 2017 au sein du fameux grand parti à tendances, Femu a Corsica, n’a pu totalement aboutir malheureusement et nous restons encore aujourd’hui dans cette désunion des partis de « l’autonomisme » corse avec des dissensions et toujours des rapports de force sur fond de gestion à la Collectivité de Corse et de vrais faux débats idéologiques.
Une chose les unit cependant, le slogan qui exprime la réalité de la jeunesse d’aujourd’hui : Generazione Autunumìa, nouveau challenge entamé en 2020. Car l’État malgré ses archaïsmes, ses entraves et ses manœuvres, est contraint d’avancer lui aussi vers ses propres évolutions, mais Dieu que tout cela est long !
Durant toutes ces années de luttes, les revendications politiques ont été légitimées par différents statuts, de Defferre à Matignon, en passant par le statut Joxe où Michel Rocard dans son vibrant hommage à la Corse va jusqu’à faire voter la reconnaissance du peuple corse avec l’ajout de François Mitterrand, « composante du peuple français », par l’Assemblée nationale, malheureusement censuré par le Conseil constitutionnel. Le processus Beauvau aujourd’hui est dicté par la succession de victoires électorales incontestables et, après l’assassinat d’Yvan Colonna en prison, par la révolte dans les rues de la jeunesse toujours prête à se réveiller.
Les grandes victoires des années 2015-2024, bien que répétées et suscitant de nouveau un immense espoir et un engouement de la jeunesse, n’ont pas permis de concrétiser l’assise d’une nation Corse qui se projette dans l’avenir. Les partis se sont heurtés aux difficultés de la prise de responsabilité dans un contexte difficile au niveau français, européen, mondial sur fond de crises multiples.
Une chose est sûre, la courbe des hauts et des bas des rapports avec l’État, alternant politiques répressives et politiques d’ouverture, a toujours été dictée par au moins une donnée incontournable : l’adhésion du peuple corse et de sa jeunesse aux revendications nationalistes. Plus les Corses adhèrent et font leur la demande, plus l’État cède aux revendications.
Une autre étape de la longue lutte d’émancipation est donc à écrire. Et c’est la jeunesse d’aujourd’hui qui l’écrira. Si toutes ces années de luttes et de sacrifices ont apporté en expériences, c’est bien la conviction que chaque génération a son lot d’engagements et d’idées fortes à apporter. Aux jeunes corses impérativement de ne pas oublier les erreurs et les échecs du passé, comme les formidables réalisations, pour mieux rassembler et s’organiser à partir des fondamentaux qui ont gagné le cœur des Corses : le droit à la vie du peuple corse, et son épanouissement dans la démocratie et la fraternité d’une lutte qui sera encore longue.
Forza giuventù chì l’avvene sì tù. •
Fabiana Giovannini.
- « L’’Île de Corse… J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe. »
- Sindicatu di i Travagliadori Corsi, Federazione Corsa di u Cumerciu è l’Artisgianatu, Associu di i Parenti Corsi, Sindicatu Corsu di l’Agricultori, Cunsulta di i Studienti Corsi, Sindicatu Corsu di l’Insignamentu, Sindicatu i i Piscatori Corsi…