L’hydrogène n’a rien d’une nouveauté. Il s’agit même d’un des atomes les plus répandu sur Terre, essentiellement combiné à d’autres : avec l’oxygène dans l’eau ou avec du carbone dans tous les produits pétroliers et alcooliques… La France en consomme déjà plus de 90 000 tonnes par an (industrie lourde, chimie et engrais, spatial). La nouveauté imposée par la transition énergétique, c’est l’élargissement de son utilisation pour la mobilité et le réseau électrique. C’est aussi et surtout sa décarbonation, sa fabrication étant actuellement principalement à base de gaz, donc très polluante.
Le challenge de la transition énergétique est de le produire massivement de façon propre et décarbonée, principalement par électrolyse (processus connu depuis près de 150 ans) à partir de l’eau et avec de l’électricité renouvelable ou bas carbone (nucléaire) : on parle alors d’hydrogène vert ou bas carbone.
La sortie du pétrole pousse le monde entier à développer massivement cet hydrogène propre. La Chine est déjà leader mondial, les États-Unis se développent également très vite. L’Europe avait pris de l’avance avec un plan dès 2020. La France et l’Allemagne engagent chacune 9 Mds d’euros. L’objectif de tous ces pays est : 1/ de développer la production locale et les usages associés, 2/ de développer toute une économie industrielle pour l’ensemble des composants nécessaires à toute la chaîne de valeurs.
Malgré tous ces investissements, la production européenne sera très loin de suffire, et des mécanismes d’importation massive se mettent déjà en place. L’Allemagne a déjà signé des accords avec de nombreux pays : Danemark, Canada, Australie, Arabie Saoudite, Maroc, Brésil, Inde, Irlande… Face à cette pénurie déjà identifiée, la France a fait le choix de prioriser les usages de cet hydrogène vertueux aux usages actuels de gaz, avec une extension à la mobilité lourde.
L’hydrogène en Corse
Si dans ce contexte, la Corse fait figure de petit poucet, elle a été une pionnière de l’hydrogène vert. Dès novembre 2011, la centrale solaire expérimentale Myrte à stockage hydrogène a été connectée au réseau électrique. Ce projet, sous la direction de Philippe Poggi, de l’Université de Corse, a constitué une première mondiale. Après cette démonstration réussie, il a fallu attendre 2022, pour que soit réalisé le premier projet privé de l’île porté par Corstyrène pour alimenter ses chariots élévateurs.
Aujourd’hui, plusieurs projets d’importance existent sur l’île : 4 projets de production complémentaires et 5 projets de démonstrateurs de mobilité (3 bateaux et 2 trains). La filière a commencé à se structurer, avec d’une part une étude stratégique lancée par l’AUE à la demande du président Simeoni (la nouvelle révision de la PPE Corse prévoit déjà 4 à 8 tonnes d’hydrogène par jour à l’horizon 2028, prioritairement pour les ports et les trains), et d’autre part la création d’une délégation corse de France Hydrogène, structure qui coordonne tous les professionnels au niveau national (pouvoirs publics, recherche, formation, ingénierie, industriel, écosystèmes [production et usages]…). Cette délégation corse regroupe déjà 13 acteurs.
Pourquoi cet intérêt pour l’hydrogène en Corse ?
Les besoins. Le réseau électrique corse constitue une spécificité majeure, comparée au continent, du fait de son autonomie très forte. Le basculement de l’ensemble des usages énergétiques à l’électricité exposera notre système électrique à des difficultés majeures. Une connexion intégrale et directe au réseau électrique sera impossible, notamment pour l’ensemble de la mobilité.
Par ailleurs, compte tenu de la topographie et du climat de l’île, la mobilité à batterie sera en partie inadaptée à l’île : un camion, un bus, un train à batterie seront incapables de passer Vizzavona dans le froid (la moitié de la capacité de la batterie servant déjà à la maintenir à température). Cet hiver, un minibus électrique a été testé pendant 3 mois par la communauté de communes d’Île-Rousse Balagne, démontrant son incapacité à tenir la journée entière.
Enfin, l’île est soumise à des variabilités extrêmes sur ses consommations locales d’énergie. Ce phénomène sera encore renforcé dans le contexte de l’électrification généralisée.
Pour ces 3 raisons, l’usage de l’hydrogène sera incontournable en Corse pour la mobilité lourde, ainsi que pour le soutien direct au système électrique. A noter que ce besoin structurel est indépendant des sources d’électricité sur l’île (thermique, solaire/éolien, nucléaire ou importation) : l’hydrogène est un vecteur énergétique indispensable à l’équilibre d’un système énergétique décarboné en milieu insulaire, faisant le lien entre les systèmes de production et les points de consommation.
La production. La Corse dispose d’un cadre très favorable à la production locale d’hydrogène.
Pour produire de l’hydrogène, il faut principalement de l’électricité propre en grande quantité. La nouvelle loi d’accélération des ENR offre à la Corse des opportunités majeures, en libérant des milliers d’hectares déjà artificialisés, utilisables en photovoltaïque grâce à notre ensoleillement généreux et gratuit.
Il faut également de l’eau. Si la Corse a la chance d’être abondamment arrosée, nous savons que la gestion de cette ressource devient délicate. Des opportunités existent malgré tout. À titre d’exemple, la couverture partielle du lac de Codole en Balagne par des panneaux photovoltaïques permettrait une production significative d’électricité verte, la maîtrise de la prolifération des cyanobactéries, et surtout d’éviter près d’un demi-million de mètres cubes d’évaporation par an. À comparer aux 100 000 m3 nécessaires pour la totalité des besoins d’hydrogène sur l’île.
Les coûts. L’hydrogène, malheureusement, notamment du fait de son rendement limité, reste une solution coûteuse dans l’absolue. Pour la Corse, cet aspect doit être largement relativisé.
En effet, la production d’énergie en Corse, principalement par les centrales thermiques avec carburant importé, est très coûteuse. Demain, le basculement de ces centrales aux biocarburants ne fera qu’accroître encore significativement ce coût… notamment à cause d’un rendement environ 40 fois plus mauvais que l’hydrogène. Par ailleurs, l’hydrogène, en complément de batteries massives, est un moyen de récupérer l’énergie solaire produite et déjà perdue aujourd’hui, par incapacité d’absorption par le réseau électrique.
Dans ce contexte insulaire, il s’avère donc en fait que les ENR et l’hydrogène constituent un mix énergétique très compétitif, sensiblement plus économique que les structures actuelles.
Les enjeux et les risques. Au-delà de ces enjeux opérationnels et économiques déjà majeurs, ainsi que naturellement de la décarbonation, l’hydrogène constitue une double opportunité fondamentale pour la Corse :
- de développer une filière socio-économique d’avenir, de la recherche jusqu’au déploiement opérationnel avec des activités locales et donc des emplois non délocalisables,
- de développer une vraie autonomie énergétique ainsi qu’une sécurisation de notre futur système électrique.
A contrario, et à défaut d’engagements rapides et multiples, la Corse pourrait devenir doublement dépendante, 1/ d’intérêts locaux monopolistiques voire sous influence de Paris, 2/ et d’importations extrêmement coûteuses (flux mineurs à l’échelle internationale). Cette dépendance sera clairement au détriment de la compétitivité de la filière locale, avec des conséquences majeures sur l’énergie et la mobilité, et donc d’un appauvrissement drastique de l’île au détriment de sa population.
Dans ce nouveau domaine de l’hydrogène vert, élément clé de la transition énergétique de l’île, la Corse doit se prendre en main rapidement. Ses nombreuses spécificités structurelles nécessitent des solutions fortement contextualisées pour en assurer la pertinence, la performance et la robustesse. Paris et Bruxelles ne seront jamais moteurs de ces problématiques, largement mineures à leur échelle, mais fondamentales pour l’avenir de notre île. •
Bertrand Ciavaldini.
Bernard Ciavaldini est délégué corse de France Hydrogène, avec une expérience internationale de 30 ans dans l’hydrogène et la mobilité.