« Le cri des goélands » de Gisèle Casabianca

Pour que l’île de beauté ne soit plus l’île aux déchets

Ce jeudi 5 octobre sur France 3 Via Stella, était diffusé le documentaire d’investigation de la réalisatrice Gisèle Casabianca, « Le cri des goélands », une coproduction Cantina Studio, Les films du tambour de soie et France Télévisions. 52 mn de plaidoyer pour convaincre de l’aberration de la situation des déchets dans l’île, et de ce que la solution est pourtant entre nos mains. Un débat qui use les Corses depuis des décennies. Une manne financière pour les appétits mafieux. L’un des grands défis que nous ayons collectivement à relever pour revendiquer un avenir. À voir et à revoir sur France TV : https://bit.ly/3ypFzUc

 

 

«Le cri des goélands », au-delà des nuées d’oiseaux qui viennent déchirer avec les rats les sacs plastiques dans les centres d’enfouissement, ce sont tous ceux qui profitent de cette situation catastrophique pour s’engraisser d’un désastre environnemental annoncé. Pourtant, les solutions sont connues, elles sont collectives, et dès qu’elles seront enclenchées, elles seront vertueuses et donneront le signal d’un avenir responsable que nous sommes pourtant capables de bâtir tout autant qu’ont pu le faire les voisins italiens. De la volonté, voilà ce qui manque à notre peuple et ses institutions pour faire de ces solutions une priorité et les mener à terme. Mise en place d’une économie circulaire, « consommer local, réemployer et recycler au plus près », Gisèle Casabianca enchaîne le choc des images pour accompagner ses mots et ses constats implacables. « Je vis dans une île de Méditerranée si belle que les grecs l’avaient appelée Kallisté, une montagne dans la mer, lumineuse et odorante. Ses habitants la choyaient pour lui conserver sa beauté. Ça c’était avant, lorsque la Corse était encore une société agraire. Avec l’avènement de la société de consommation, nos comportements changent. À brûler la chandelle par les deux bouts en surconsommant et en rejetant plus que de raison sans politique de tri, la Corse a été précipitée dans ce qu’il faut bien appeler l’enfer des déchets »… Le décor est planté et personne ne pourrait contredire le raisonnement qui guide Gisèle Casabianca, illustré par ces montagnes d’ordures et par la pollution « des sols, des rivières, de l’air » qui en résulte.

 

La Corse pourtant sait se mobiliser.

La Corse pourtant sait se mobiliser et l’a montré dans l’histoire. 1972, colère contre les Boues Rouges, combat collectivement gagné. Préservation de sites remarquables contre la spéculation. Défi relevé. Première région de France à interdire l’utilisation des sacs plastiques dans la grande distribution. Lutte contre l’incinération des déchets et tant d’autres combats… Et pourtant l’île « traîne des pieds pour élaborer un plan déchet imposé par l’Europe. À défaut d’engager notre révolution verte, nous en sommes réduits à enfouir 5 M de tonnes d’ordures dans notre terre, et à exporter sur le continent ce que les sols saturés ne peuvent plus absorber »….

« Ce paradoxe me frappe » poursuit Gisèle Casabianca, « comment nous, les Corses, pourtant si farouchement attachés à notre île, avons-nous pu laisser la situation se dégrader à ce point. Au profit de qui ? Responsabilité individuelle ou bien responsabilité politique ? » interroge encore la réalisatrice qui nous pousse à nous interroger avec elle. « Nous produisons près de 730 kgs de déchets par an et par habitant, beaucoup plus que la moyenne nationale qui avoisine les 525 Kgs. » Dans le même temps, la Corse affiche une performance de tri de 18 % (hors déchèterie). Avec deux centres d’enfouissement, une usine de tri, et « pas la moindre usine de recyclage. Conséquence : près de 70.000 tonnes de déchets à recycler sont expédiés chaque année vers plusieurs sites de traitement sur le continent. »

 

Défilent les témoignages, un citoyen qui se désole du manque de tri, un transporteur qui accompagne les déchets à Lyon, Allègre, Montélimar, Avignon, Rognac, Gignac, Perpignan, en Espagne, en Belgique, à Marignane, à Nîmes… Le responsable de la métropole de Montpellier, François Vasquez, qui a pour objectif de baisser son volume de déchet de 40 % en 4 ans, résume la problématique : « Il y a toujours urgence à construire une grosse structure industrielle, un incinérateur, un TMB*, un centre de tri (…) Il n’y a jamais urgence à distribuer des composteurs, à placer des plateformes de compostage, à mettre en place une politique de tri du verre, à mettre en place les éléments d’une tarification incitative (…) on ne prend aucune décision et cette inaction est coupable. On ne joue plus sur les ressorts vertueux, on enclenche les ressorts de business de déchets qui vont nous augmenter les coûts. »

 

“Nous sommes prisonniers d’acteurs privés”.

La nécessité de s’attaquer au biodéchets, de mettre en place une tarification incitative, pourquoi est-ce si compliqué à mettre en œuvre en Corse ? Les témoignages se poursuivent, des responsables d’une paillote du Cap Corse qui s’efforcent de trier, témoignent du regret de voir ces déchets triés parfois transportés au centre d’enfouissement de Viggianellu ! Premier adjoint au maire de la commune, Jean Perreney se désole : « cette noria de camions qui traversent la Corse tous les jours font 40.000 kms par semaine pour venir jeter des déchets à Vigianellu. Du Cap, de Balagne, de l’extrême sud, d’Aiacciu, de partout. Ça représente une fois le tour de la terre par semaine. C’est impensable, c’est complètement aberrant, au niveau du coût ça représente 6 M d’euros par an. Aujourd’hui, 30 % de l’impact carbone en France provient du transport des déchets. » Mais comment est-ce possible ?

Marie Dominique Loye dénonce pour le collectif Tavignanu Vivu les aberrations d’un nouveau centre d’enfouissement pour déchets ménagers et déchets amiantifères projeté sur les berges du fleuve qui dessert toute une plaine agricole, alors que dans moins de 15 ans, la Corse n’aura plus le droit d’enfouir de toutes façons selon la législation européenne. Franchement, à quoi bon ?

 

« Nous sommes prisonniers d’acteurs privés dans le transport et le traitement des déchets » dit le président du Conseil exécutif Gilles Simeoni « le fait de laisser les clés du système entre les mains d’opérateurs privés qui sont souvent en situation de monopole, de duopole ou d’oligopole, fait que objectivement, explicitement ou implicitement, il y a des ententes sur le prix avec des prix qui sont à la hausse, il faut impérativement surtout dans ce secteur qui génèrent des profits considérables et quelquefois pour des acteurs douteux, une très forte présence de la puissance publique. »

Marie France Giovannangeli confirme le danger mafieux dans ce secteur du traitement des déchets. « Qui dit tri, va dire réduction des déchets, dit également réduction du transport des déchets, dit réduction de l’enveloppe financière pour les privés, mais aussi pour des appétits mafieux. »

Cinq attentats en l’espace de six mois au sein d’opérateurs du secteur… Jusqu’à quand allons-nous le tolérer ?

Le traitement des déchets, c’est 81 M d’euros par an, assène encore Gisèle Casabianca « une manne financière qui profite au business du tout transport et du tout enfouissement. » « Une odeur d’argent sale » dont témoignent aussi des habitants de la communauté de communes Spelunca Liamone qui ont obtenu la fermeture du centre d’enfouissement de Vicu.

D’autres encore se sont battus pour une gestion vertueuse de nos déchets, Colette Castagnoli rappelle le combat contre l’incinérateur, et l’exemple italien, pourtant dans une situation catastrophique il y a moins de 20 ans, est devenu en quelques années l’un des leaders européens en matière de recyclage des déchets avec un taux de tri supérieur à 50 %, voire 60 % en Italie du nord. Y compris la région napolitaine qui a pourtant dû se confronter à la mafia. Recette toute simple : politique volontariste de tri au porte-à-porte et sensibilisation citoyenne. La commune de Baccoli, 27.000 habitants est passé de 7 % de tri en 2010 à 82 % en 2018 !

 

Pourquoi ça ne marche pas en Corse ?

Agnès Simonpietri dénonce les sabotages politiciens et le manque de cohérence entre le Syvadec, la Collectivité de Corse, et certaines intercommunalités qui ne jouent pas le jeu. Encore une fois, la méthode du Collectif Zeru Frazu, zéro déchet, est la seule qui vaille et permettrait de réduire considérablement, et vite, le volume de nos déchets, répétons-le à l’envie : tarification incitative, tri au porte-à-porte, réduction des emballages ! La commune de Cristinace s’y est mis. Village témoin qui doit servir à en convaincre d’autres de l’efficacité du tri.

La conclusion de tout ceci est évidente. « Cette crise chronique des déchets qui secoue la Corse depuis plus de 20 ans n’est pas qu’un problème environnemental et sanitaire, c’est aussi une gabegie financière qui va coûter de plus en plus cher au contribuable insulaire. En l’absence de décisions politiques fortes capables d’inverser rapidement la performance de tri la plus ridicule de France métropolitaine, l’île sera de plus en plus soumise aux appétits des groupes industriels qui tels des goélands s’abattent sur nos déchets pour s’en repaître. Seul un travail commun entre les pouvoirs publics et les citoyens parviendra à mettre en œuvre la transition vers une économie circulaire. Pour que l’île de beauté cesse enfin d’être l’île aux déchets. »

Un appel à la prise de conscience collective. Merci Gisèle Casabianca. •

Fabiana Giovannini.

* Tri mécano-biologique