Croissance exponentielle des croisières

Jusqu’où ?

Ce 13 juillet à l’appel du Collectif Terra, qui fédère des associations de défense de l’environnement et de la santé, rejoint par les partis nationalistes, près de 200 personnes se sont regroupées pour dire non à l’accueil toujours plus important de navires de croisières à Aiacciu. La réprobation prend source du fait des nuisances de plus en plus fortes constatées, sans retombées économiques significatives, mais aussi au projet d’amarrages dans le golfe d’Aiacciu pour accroitre encore, malgré ce bilan, l’accueil de croisiéristes dans la cité impériale.

 

 

En 2017* il y avait environ 300 navires de croisières à travers le monde pour 25 millions de passagers transportés. Plus d’une centaine de navires supplémentaires étaient en commande d’ici 2027. La croissance se fait surtout dans la taille des navires, de plus en plus gros, de plus en plus haut. Un gigantisme qui atteint des records pour devenir de véritables villes flottantes de 5000, 8000, demain 10.000 personnes à bord… Avec pour objectif d’offrir un maximum de services pour un maximum de consommation, donc de profit. Le business est lucratif pour les compagnies et il pèse comme un puissant lobby international. Selon la Cruise Lines International Association, qui regroupe les plus grosses compagnies de la croisière, le secteur avait généré quelques 126 milliards de dollars de richesse en 2016 et comptait un million d’emplois à plein temps pour une masse salariale de 41 milliards de dollars. Une tendance confirmée juste avant la crise sanitaire, avec un marché qui représentait 49 milliards de dollars en 2019, et 30,9 millions de passagers transportés (+72 % en 10 ans). Cette croissance folle a des conséquences sur les ports qui, pour attirer ces navires, se doivent d’investir en infrastructures d’accueil dans des investissements souvent risqués. Quatre grandes compagnies dominent le marché, Carnival Corporation & PLC, géant parmi les géants (50 % du marché mondial) avec neuf marques dont le leader européen Costa Croisières, Royal Caribbean Cruise Line (24 % du marché), Norvegian Cruise Line (9 %) et MSC Cruise (7 %). Leurs terrains de chasse privilégiés sont les Caraïbes (40,3 % du marché) et la Méditerranée (14,8 %) dont le marché croit de 8 % par an, particulièrement en Méditerranée occidentale, mais aucun site n’est désormais épargné. Autant de statistiques qui font de l’industrie de la croisière l’un des symboles du tourisme de masse et, malgré une politique qui parle de réduire l’empreinte carbone des navires à quai et en mer d’ici 2050, elle génère une source de pollutions croissantes pour les océans, l’air et le réchauffement climatique, les ports et la santé des résidents (rejets d’oxyde de souffre et d’azote). Ce qui pose un problème d’acceptabilité sociale de plus en plus fort. L’exemple de Venise menacée jusque dans ses fondations est le plus spectaculaire, mais partout, la croisière créée des nuisances que les retombées économiques ne parviennent pas à combler.

Malgré le coup dur de la crise sanitaire, le trafic reprend et la CLIA estime qu’il aura retrouvé son niveau d’avant la pandémie dès cette année.

 

La Corse, destination croisière ? La fréquentation est en tous les cas en croissance forte à Aiacciu, elle a presque doublé de 2019 à 2022 (228 navires attendus à Aiacciu cette année). Bastia devient aussi une destination (ce qui participe du projet toujours controversé de port à la Carbonite). D’où l’inquiétude des défenseurs de l’environnement et des promoteurs d’un tourisme durable. Placée au cœur de la Méditerranée occidentale, notre île est forcément de plus en plus attractive.

À Aiacciu, la Chambre de Commerce et d’Industrie entend implanter quatre coffres d’amarrage dans le golfe pour l’accueil de la grande plaisance (grands yachts), ce qui libèreraient de la place à quai pour les navires de croisières. « Les pollutions engendrées ? Si la CCI les ignore, les Ajacciens les subissent en mettant leur santé en danger. Il suffit de regarder les fumées dégagées par les cheminées de ces monstres » dénonce le Collectif Terra qui regroupe plusieurs associations de défense de l’environnement. Terra rappelle les dangers pour la santé et déplore les retards dans la mise en place d’une zone d’émission contrôlée (zone ECA) qu’a également réclamé l’Assemblée de Corse à plusieurs reprises dans des rapports ou des motions.

 

« Le passage en zone ECA des eaux territoriales françaises de Méditerranée permettrait à la France de réaliser un bénéfice sanitaire annuel de 65 à 149 millions d’euros, bénéfice supérieur à celui résultant de l’utilisation d’un fuel à 0,5 % de soufre, “normalement en application” depuis le 1er janvier 2020 (contenant donc quand même encore 5 fois plus de soufre qu’en Manche-Mer du Nord) ». Pour les associations de défense de l’environnement, la Méditerranée intéresse les grands navires car « on peut utiliser du carburant à forte teneur en soufre, moins onéreux, les puissants groupes pétroliers continuent d’écouler à très bas coût ce “déchet” du pétrole situé juste avant le bitume dans la colonne de raffinage avec le soutien sans faille des armateurs plus enclins à engranger des bénéfices, comme certains États. Les armateurs peuvent ainsi économiser de 50 à 60 % sur les prix des carburants, une aubaine ! » Un système pousse au crime.

Pendant ce temps, à quai, ces navires maintiennent leurs moteurs allumés pour couvrir les besoins énergétiques déplore encore le Collectif Terra, ce qui engendre une forte pollution qui vient s’ajouter aux nuisances sur la ville, du Vaziu ou du trafic routier. Dans ces conditions, ajouter quatre coffres d’amarrage pour accueillir des centaines de yachts supplémentaires de 60 à 90 m dans une zone Natura 2000 qui plus est, « dédiée à la conservation des espèces et des habitats », est-ce bien raisonnable ? La grande plaisance est source de nuisance de plus en plus forte et dans des sites prestigieux. Les grands yachts ont autorisation de mouiller à la Pointe de la Parata aux îles Sanguinaires classées « Grand site de France ». Terra dénonce un « sur-tourisme dévastateur » et un « modèle économique qui n’est pas soutenable ».

 

Pour Femu a Corsica, « la Corse est en proie à une question sociétale complexe, celle de choisir de réguler un tourisme de masse toujours croissant. Il nous faut concilier et trouver l’équilibre entre la préservation de l’environnement d’une part et les enjeux économiques liés au tourisme d’autre part. Cette problématique se pose avec une particulière acuité à propos des navires de croisière qui affluent toujours plus nombreux dans nos ports. »

Un débat qui s’impose dans l’île, comme partout dans le monde, et bien sûr qui doit interpeller l’industrie de croisière si elle ne veut pas scier la branche sur laquelle elle est assise. Le monde est confronté au défi du réchauffement climatique parce qu’il a fait justement cette erreur de croire les ressources de la planète inépuisables. Désormais, nous consommons plus du double de ressources que la planète peut offrir. Avec le même raisonnement, il est impossible de continuer de manière exponentielle à développer l’industrie de croisière, sur des navires toujours plus grands et pollueurs, en épuisant la mer. Il va falloir réfléchir à un autre tourisme, et notamment à un autre tourisme de croisière, en se pliant aux impératifs internationaux de protection de l’environnement et de lutte contre le réchauffement climatique. C’est un choix de société et dans ce choix, la Collectivité de Corse doit s’imposer. C’est aussi ça l’autonomie ! •

Fabiana Giovannini.

 

* Sources : CLIA et Institut supérieur d’économie maritime de Nantes St Nazaire.